Les modifications des marchés publics de faible montant ou sur facture acceptée

Maître Jean-Luc Teheux, avocat au barreau de Liège

Les marchés publics de faible montant sont, eu égard à la procédure simplifiée de passation qui les caractérisent, peu sujet à contestation. Dans un arrêt du 18 janvier 2019[1], le Conseil d’Etat a néanmoins expressément rappelé que ces marchés restent soumis à l’application des principes généraux de la loi du 17 juin 2016 tels l’égalité, la non-discrimination, la transparence et la proportionnalité. Si cet arrêt concerne logiquement l’application des principes précités au stade de l’attribution du marché et plus spécifiquement des négociations entre adjudicateurs et opérateurs économiques, se pose toutefois la question des règles applicables aux marchés de faible montant au stade de l’exécution du contrat dès lors que l’Arrêté Royal du 14 janvier 2013 établissant les règles générales d'exécution des marchés publics ne leur est pas applicable de plein droit. Le marché de faible montant serait-il dès lors soumis dans son intégralité aux règles de droit commun, comme un contrat purement privé? Dans de telles conditions, les parties au contrat seraient-elle libre de le modifier ?

 

Les marchés publics de faible montant – généralités.

 

 

 

Le forfait et les marchés de faible montant : conséquences au stade de l’exécution

 

 

Le caractère supplétif du droit commun des contrats.

 

  1. Tous les marchés dont le montant estimé est inférieur à 30.000,00 EUR peuvent être passés selon la procédure prévue par l’article 92 de la loi du 17 juin 2016, soit sur facture acceptée. Dans une telle hypothèse, les principes et articles de loi suivants sont d’application :
     
    • les définitions telles que prévues dans la loi (pouvoir adjudicateur, offre, marché public, etc.);

    • le champ d’application ratione personae (= qui est adjudicateur) et ratione materiae (= quels marchés et activités) de la Loi Marchés publics 2016 ;

    • les règles de paiement prévues par la loi du 2 août 2002 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales;

    • les principes généraux de la loi du 17 juin 2016 en ce compris :
       
      • principe d'égalité, de non-discrimination, de transparence et de proportionnalité (article 4 de la loi);

      • interdiction de concevoir un marché public dans l'intention de le soustraire au champ d'application de la loi ou de limiter artificiellement la concurrence (article 5 de la loi) ;

      • prévention, détection et correction des conflits d'intérêts survenant lors de la passation et de l'exécution du marché (article 6 de la loi) ;

      • respect du droit environnemental, social et du travail (article 7 de la loi) ;

      • principe du forfait (article 9 de la loi) et de la faculté de révision des prix (article 10 de la loi);

      • principe de la révision du marché pour les cas de bouleversement de l'équilibre contractuel, au cas où cette révision résulte de circonstances imprévisibles (article 11 de la loi);

      • principe du respect de la confidentialité (article 13 de la loi) ;

      • possibilité de réserver l'accès à la procédure de passation à des ateliers protégés et à des opérateurs économiques dont l'objectif est l'intégration sociale et professionnelle de personnes handicapées ou défavorisées, ou réserver l'exécution de ces marchés dans le cadre de programmes d'emplois protégés (article 15 de la loi) ;

      • obligation d’estimer le montant du marché (article 16 de la loi) et respect des règles d’estimation prévues aux articles 6 et 7 de l’Arrêté royal Passation 2017.
  2. Les principes généraux de la loi restent donc d’application en ce qui concerne les marchés de faible montant. Cette application a, d’ailleurs, été rappelée dans un arrêt récent du Conseil d’Etat (concernant logiquement la passation et l’attribution d’un marché)[2].

    Si l’application de ces principes ne soulève donc plus de difficulté au stade de l’attribution, l’on peut par contre s’interroger sur les règles applicables à ces marchés une fois celui-ci conclu.

    En effet, aucune disposition de l'arrêté royal du 14 janvier 2013 établissant les règles générales d'exécution des marchés publics et partant son article 38 incluant différentes clauses de réexamen du marché ne sont applicables de plein droit aux marchés publics de faible montant. Selon la doctrine, « ceci implique certes une apparente simplification du contrat. Néanmoins, toute situation contractuelle est régie par le droit et en l’occurrence par le droit commun des contrats. Généralement, ce sont donc les conditions générales de vente et d’achat du fournisseur ou du prestataire qui trouveront à s’appliquer. (…).»[3]

    Je lis encore que « le contrat sera régi par les règles sur lesquelles les parties (pouvoir adjudicateur et opérateur économique retenu) se seront accordées (…).»[4] 
  3. Au stade de l’exécution, le droit commun reprendrait donc le pas sur les règles spécifiques d’exécution des marchés publics faisant naître, à défaut de détermination préalable par les parties des règles applicables au marché de faible montant, le risque que ce soit les propres conditions de vente de l’opérateur économique qui soient applicables…

    Faut-il en conclure que la faculté d’aménagement d’un contrat privé puisse être transposée dans le cadre d’un marché public de faible de montant ?

    La question mérite d’être posée tant les amendements et/ou les prolongations de la durée d’un marché de faible montant peuvent à terme impliquer une majoration de son coût au-delà du seuil légal de 30.000 €.

    La réponse à cette question est à mon sens négative mais doit être nuancée au regard, d’une part, de l’article 9 de la loi qui, s’agissant du forfait, est applicable à l’exécution de tous les marchés publics dont ceux de faible de montant et d’autre part, du caractère supplétif de l’application du droit commun par rapport aux principes directeurs de législation des marchés publics.
  4. L’article 9 de la loi dispose que « les marchés publics sont passés à forfait, sans qu'il ne puisse être apporté dans le cadre de leur exécution des modifications considérées comme substantielles, hormis les exceptions fixées par le Roi et conformément aux conditions fixées par Lui (...). »

    Le texte est explicite. Aucune modification substantielle ne peut être ordonnée dans le cadre d’un marché public et partant d’un marché de faible montant[5].

    Je déduis néanmoins de cette disposition qu’un adjudicateur peut par contre apporter des modifications non substantielles aux marchés de faible de montant. La question porte dès lors sur les contours de la notion de « substantialité ». A cette fin et à défaut d’application des articles 38 et suivants de l’AR du 14 janvier 2013, il conviendrait à mon sens de s’en référer à la Jurisprudence antérieure.

    En d’autres mots, l’appréciation de la légalité de la modification se ferait à la lumière de  la jurisprudence européenne Pressetext (C.J.C.E. (3e ch.) n° C-454/06, 19 juin 2008 (Pressetext Nachrichtenagentur)[6]. Dans cet arrêt, la Cour de Justice a dit pour droit qu’une modification substantielle d’un marché ordonnée au cours de son exécution constitue un nouveau marché public, pour lequel une nouvelle procédure de passation doit être annoncée.  Les indices de « substantialité » identifiés par la Cour de justice de l’Union européenne sont les suivants :
     
    • La modification présente des caractéristiques substantiellement différentes de celles du marché initial et sont, en conséquence, de nature à démontrer la volonté des parties de renégocier les termes essentiels de ce marché (voir, en ce sens, arrêt du 5 octobre 2000, Commission/France, C-337/98, Rec. p. I-8377, points 44 et 46).

    • La modification introduit des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure de passation initiale, auraient permis l’admission de soumissionnaires autres que ceux initialement admis ou auraient permis de retenir une offre autre que celle initialement retenue.

    • La modification étend le marché, dans une mesure importante, à des services non initialement prévus. [...].

    • La modification change l’équilibre économique du contrat en faveur de l’adjudicataire du marché d’une manière qui n’était pas prévue dans les termes du marché initial.
  5. La légalité d’une modification d’un marché de faible montant devrait donc, quelles que soient les conditions régissant la relation entre l’adjudicateur et l’opérateur économique, s’analyser en fonction des indices tels que fixés par l’arrêt précité.
  6. Il est à mon sens important de relever que le droit commun des contrats ne s’applique que de manière supplétive. A ce titre, il est, d’ailleurs, de doctrine éclairée que : « tandis que l’exécution des marchés « privés » des secteurs spéciaux, soit ceux du titre IV de la loi du 15 juin 2006[7], est uniquement régie par le droit commun des contrats, l’exécution des marchés publics, secteurs classiques, spéciaux (marchés « publics ») et de la défense et de la sécurité est d’abord régie par l’A.R. du 14 janvier 2013 – le droit commun des contrats ne jouant alors qu’un rôle (plus) supplétif. »[8]

    Dans un arrêt du 25 septembre 2007, le Conseil d’Etat considère, quant à lui : « que, par contre, certains contrats mêlant des éléments contractuels et d'autorité ne sont pas entièrement régis par le droit civil ; que tel est le cas des diverses conventions de concessions notamment domaniales »[9].
  7. Les décisions qu’une autorité administrative adopte en vertu de son pouvoir d’action unilatérale, sont prises d’autorité et sont donc plutôt régies par le droit administratif, le droit commun ne jouant un rôle qu’en l’absence de règles expressément édictées dans la réglementation publique. En l’espèce et en ce qui concerne à tout le moins la faculté d’apporter une modification au marché de faible montant, tel n’est pas le cas, eu égard à l’article 9 de la loi consacrant le forfait et plus généralement à la Jurisprudence telle que citée et reposant principalement sur des principes généraux de droit tels que la concurrence et l’égalité.

 

En conclusion, si la question de la modification d’un marché public de faible montant apparait se résoudre de l’application du principe du forfait et du caractère supplétif du droit commun, les règles d’exécution applicables à ces marchés suscitent néanmoins un nombre important de questions, notamment en ce qui concerne les moyens d’action de l’adjudicateur en cas de manquement de l’opérateur économique. Interférait à mon sens, dans l’analyse de ces règles applicables, la qualité même de l’adjudicateur dès lors qu’un adjudicateur revêtant la qualité d’autorité administrative pourrait le cas échéant s’appuyer sur les principes de droit administratif et ce contrairement à celui qui n’en dispose pas…

 

[1] CE, arrêt n° 243.438 du 18 janvier 2019.

[2] CE, arrêt n° 243.438 du 18 janvier 2019.

[3] S.WAUTHIER, Les marchés publics de « faible montant » et la facture acceptée (Législation 2016), www.mercatus.be, 23 octobre 2017.

[4] C.DUBOIS, Faible montant ou simple facture ne signifie pas sans règles, Revue de droit communal, 2019/2, page 28 et suivantes.

[5] Je rappelle pour autant que de besoin que les exceptions telles qu’introduites dans les articles 38 de l’AR du 14 janvier 2013 (clause de réexamen) ne sont pas applicables aux marchés de faible montant dès lors que ces derniers sont expressément exclus du champ d’application de l’AR (article 5).

[6] Cette Jurisprudence est par ailleurs rappelée dans l’arrêt CE, n° 236.642 du 1ier décembre 2016, Marchés & Contrats publics, 2017/1, page 124.

[7] Anciennement loi du 24 décembre 1993.

[8] Ann-Lawrence DURVIAUX, « Précis de droit des marchés et contrats publics », la Charte, 2014, p. 206.

[9] C.E., arrêt Rudelopt, n° 174.964 du 25 septembre 2007.