Discours prononcé lors des séances solennelles de rentrée des cours d’appel et du travail des 1-2/09/11

Discours
 width= Monsieur le Premier Président, Liège bien souvent se distingue. Par son esprit principautaire, dit la vox populi, par une certaine idée de la liberté et de l’indépendance dirais-je. C’est ainsi qu’à Liège, Monsieur le Premier Président, la tradition veut depuis quelques années maintenant que le Barreau se voie offrir par la voix de son Bâtonnier de s’exprimer lors de la séance solennelle de rentrée de votre Cour. Le Barreau s’en réjouit. Il voit dans l’invitation qui lui est faite non seulement une marque de considération à son égard, mais plus encore sans doute la reconnaissance symbolique de la participation égale du Siège, du Parquet et du Barreau à l’œuvre de justice. L’avocat est indépendant, la parole du Parquet est libre, et le Magistrat du siège est inamovible : n’est-ce pas là, Monsieur le Premier Président, le point cardinal qui nous unit tous et dont la préservation doit être l’objet d’une constante attention ? Monsieur le Procureur général, Mesdames et Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs les Conseillers, Mesdames et Messieurs les Avocats généraux et Substituts du Procureur général, [adrotate group="3"] Mesdames et Messieurs les Greffiers, Mesdames et Messieurs en vos titres et qualités, Mes chers Confrères, Le 1er septembre 2010 mon prédécesseur, Monsieur le Bâtonnier Stéphane GOTHOT, exposait ici même quelles étaient aux yeux du Conseil d’administration de l’OBFG et des Bâtonniers qui en composent l’assemblée générale, les 10 priorités pour la Justice. Adressées à l’ensemble des partis politiques dès la dissolution des Chambres il y a maintenant près de 16 mois, elles avaient trait, tant en termes de demandes que de critiques constructives, à l’informatisation, la nomination des magistrats, des greffiers et du personnel, l’aide juridique, la déductibilité des primes d’assurances protection juridique, la réorganisation du paysage judiciaire, le Tribunal de la famille, la réforme de la procédure pénale, la délivrance immédiate et gratuite des jugements en matière pénale, le domaine d’activité de l’avocat, et enfin l’intervention de l’avocat dès le début de la garde à vue. Le programme était ambitieux. Il reste, aujourd’hui, d’une parfaite actualité. C’est que, comme le titrait Monsieur Jean-Claude MATGEN dans la Libre Belgique, le 5 janvier 2011 : « la justice [est un] chantier béant ». Neuf de ces dix chantiers demeurent à cette heure en friche, et pour cause. Pour l’un d’entre eux, toutefois, des avancées considérables ont eu lieu, parce que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, enfin consacrée en Belgique par un premier arrêt de la Cour de cassation rendu le 15 décembre 2010, a mené la question posée au rang des affaires urgentes. Le Barreau s’en réjouit, mais le travail du législateur demeure incomplet et critiquable. Je n’y reviendrai pas plus longuement ici, mais souvenons-nous que le texte initialement adopté par le Sénat avait fait l’objet de 20 propositions d’amendements par l’OBFG à seule fin à notre estime de le rendre conforme aux implications de la jurisprudence européenne, de même qu’il avait fait l’objet d’un avis souvent critique mais constructif de la section de législation du Conseil d’Etat. Nombreux sont ceux qui ont écrit à ce propos, parmi lesquels deux auteurs qui nous sont particulièrement proches, Madame Ann JACOBS et Monsieur Olivier MICHIELS. Qu’il me soit permis de citer ici Madame Sophie MINETTE, doctorante et chercheuse à l’UCL, qui concluait sa note d’observations relative à l’arrêt du 15 décembre 2010 par les propos suivants : « L’impact de cette jurisprudence sur le droit des Etats parties à la Convention est considérable. Bien que la Cour ne puisse « enjoindre à des autorités judiciaires indépendantes d’un Etat partie à la Convention d’arrêter les poursuites engagées dans le respect de la loi, ni au législateur d’adopter une législation avec un contenu dicté par la Cour », la Cour a rappelé que « dans le cas où la durée d’une procédure est jugée excessive et incompatible avec l’exigence du « délai raisonnable » de l’article 6, § 1er, l’accélération et le dénouement dans les meilleurs délais de cette procédure, sous réserve, certes, d’une bonne administration de la justice, s’imposerait » (CEDH, 25 septembre 2007, arrêt DE CLERCK / Belgique, § 101. C’est l’auteur qui souligne). La Cour ne visait pas l’article 6, § 3, C, de la Convention – soit le droit d’être assisté du défenseur de son choix – mais elle adopterait très probablement une position identique quant à cette disposition. Le législateur belge a – enfin – pris ses responsabilités ; il reste à espérer que son travail ne constitue que les prémisses d’une ambitieuse réforme du droit de la procédure pénale consacrant de manière générale le principe du contradictoire et le respect des droits de la défense » (in Forum de l’assurance – Anthemis – n° 113 – avril 2011). Voici, une fois encore, l’appel tant de fois formé aux débats et à l’adoption de ce qu’il est convenu d’appeler le Grand Franchimont. Tout n’est pas réglé par l’adoption d’une loi, loin s’en faut. L’entrée en vigueur de celle-ci le 1er octobre 2011 puis le 1er janvier 2012 laisse peu de temps pour régler des questions essentielles parmi lesquelles, d’une part, l’organisation matérielle de la présence de l’avocat, chez le Juge d’instruction certes et nous en avons déjà l’expérience, mais surtout sa présence dans les commissariats, et d’autre part la question du financement, par l’Etat, des obligations qui lui incombent. Pour ce qui est de la présence des avocats dans les commissariats, il conviendra d’assurer au profit des autorités de police une formation minimale relative à leurs droits et obligations. Il conviendra aussi d’organiser, dans les commissariats et les palais de justice, un lieu d’échange à la fois confidentiel et sécurisé entre l’avocat et le justiciable. Il conviendra enfin d’organiser la chaîne matérielle qui de l’interpellation à l’audition assurera la présence effective et utile de l’avocat aux côtés du justiciable. L’expérience menée à Liège de janvier à juin, mise au point au terme de réunions régulières et constructives entre le Barreau, Monsieur le Président du Tribunal de 1ère instance, Mesdames et Messieurs les Juges d’instruction et Madame le Procureur du Roi, nous sera d’une grande utilité pour l’avenir. Monsieur le Procureur général, soyez assuré que le Barreau est prêt à s’associer à toute démarche et à tout groupe de travail afin de veiller à la meilleure application de la loi, au profit du justiciable avant tout – lequel, ne l’oublions pas, peut être certes prévenu, mais aussi partie civile – et afin de faire fonctionner le système dans le respect des droits de chacun et à l’aune de l’enseignement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Pour ce qui est du financement de l’aide juridique et des permanences « Salduz », c’est à la justice saisie par le Barreau qu’il appartiendra sans doute de régler la question de la charge du passé. Par contre, il ne serait ni concevable, ni tolérable, que le législateur adopte une loi sans prévoir le financement des coûts engendrés par celle-ci. Ainsi que le disait mon prédécesseur ici même, et pas un mot ne doit être retranché de son propos une année plus tard : « (…) En application des articles 508/7 et 508/19 du Code judiciaire, les personnes privées de liberté bénéficient d’une présomption d’indigence et ont accès à l’aide juridique de deuxième ligne. [adrotate group="3"] L’assistance de l’avocat lors des premiers interrogatoires dans le cadre de la garde à vue s’inscrit donc dans le cadre de l’aide légale subsidiée par l’Etat. Cette intervention ne figure pas dans la nomenclature telle qu’elle a été définie par l’Arrêté ministériel du 5 juin 2008 et, dès lors, ces prestations n’entrent pas dans le cadre du budget de l’aide juridique tel qu’il a été arrêté suite aux dernières négociations entre les Ordres communautaires et le cabinet de la justice. L’ensemble des avocats du nord comme du sud du pays estime que les nouvelles missions d’assistance dans la phase d’instruction ne peuvent être mises à charge du budget actuel de l’aide juridique au risque d’entraîner une chute très importante de la valeur du point qui serait de nature à démotiver les collaborateurs du bureau d’aide juridique dont la rémunération actuelle est déjà en deçà de leurs légitimes revendications (…). C’est la raison pour laquelle, par une correspondance destinée à Monsieur le Ministre De Clerck et datée du 4 août dernier [4 août 2010], l’OBFG a adressé à celui-ci l’avertissement solennel suivant : « Si l’Etat fédéral, à l’expiration de la période de trois mois à dater de la présente, n’a pas pris les dispositions nécessaires pour que l’exercice des droits de la défense dans le cadre de l’arrêt Salduz soit traduit dans des mesures budgétaires corrélatives, l’OBFG devra tirer toutes les conséquences de cette carence du pouvoir fédéral et prendre toutes les initiatives qu’il jugera opportunes pour obtenir la juste rémunération des prestations effectuées ». (…) L’effectivité du droit à l’assistance juridique garanti par l’article 23 de la Constitution ne peut reposer uniquement sur la générosité du Barreau ». Le Barreau de Liège va commémorer dans quelques jours son bicentenaire, j’y reviendrai bientôt. Permettez-moi de citer ici, en guise de prémisse, cet extrait du procès-verbal de l’assemblée générale de l’Ordre des Avocats de Liège du 12 mars 1847 : « (…) – (…) le temps des rémunérations spontanées n’a jamais existé ; (…) il est permis de rêver cet âge d’or mais non d’en prendre prétexte pour incriminer des faits que la raison approuve autant que le droit ; - (…) rien n’est plus légitime, en effet, que de recevoir et au besoin d’exiger la juste indemnité de ses études, de son labeur et de ses veilles ». Comment mieux dire, 164 années plus tard ? Sur la mise en œuvre de la loi nouvelle, enfin, le Barreau se doit encore de préciser qu’il participera loyalement et sans réserve à l’application d’une loi qu’il a appelée de ses vœux, mais qu’il veillera aussi à ce que toutes les exigences résultant de la jurisprudence européenne soient rencontrées.

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L’année qui vient sera aussi, tant pour le Barreau que pour la magistrature, celle de l’emménagement dans les nouvelles annexes du Palais. Ce déménagement a, n’ayons pas peur des mots, quelque chose de prométhéen. J’ai lu récemment qu’il y avait près de 27 km de rayonnages d’archives, dont la moitié d’archives vivantes encore utiles au travail quotidien des tribunaux … Monsieur le Premier Président vous menez, avec Monsieur le Premier Président de la Cour du travail, une commission dont les travaux tiennent quelquefois d’un combat difficile qui ne s’apparente pas, lui, à Prométhée, mais à Kafka … Que préférer ? Le Barreau participe à ces travaux, à l’intervention de mon prédécesseur qui a accepté de poursuivre le travail qu’il a entamé au sein de cette commission. Soyez assuré, Monsieur le Premier Président, de la participation et du soutien du Barreau tout au long de cette année délicate au cours de laquelle il conviendra de veiller à ce que les adaptations se passent au mieux, dans l’intérêt du personnel de la Justice comme dans l’intérêt des justiciables. C’est ici aussi l’occasion de vous dire à nouveau la reconnaissance du Barreau à l’égard de votre acceptation immédiate de la dénomination de cette nouvelle bibliothèque commune au Barreau et à la magistrature, fruit d’un travail complexe dont tous nous recueillerons les fruits. Cette bibliothèque « Jacques Henry » sera le symbole de celui qui fut aussi l’un des piliers essentiels de la JL, Jurisprudence de Liège, puis de la JLMB, Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, préfiguration ô combien symbolique de l’union de la jurisprudence des cours d’appel francophones de notre pays.

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Gageons enfin qu’en cette année 2011-2012 nous verrons naître un nouveau gouvernement fédéral. Pour ce que je sais des négociations actuelles, la note du formateur Monsieur Elio DI RUPO reste la base en ce qui concerne la justice. La régionalisation de celle-ci ne paraît plus comme telle à l’ordre du jour et l’organisation judiciaire resterait fédérale. Le CD&V souhaite ardemment une régionalisation des prisons et de l’internement, mais il semble sur ces questions totalement isolé. Les juridictions sociales paraissent clairement, quant à elles, préservées. Nous verrons ce qu’il en adviendra tant il est difficile aujourd’hui de discerner l’avenir. Il reste que la Justice mérite, je l’ai dit, une réflexion en profondeur, et que les travaux menés sur la réforme des arrondissements judiciaires mériteraient d’être poursuivis : le monde du 21ème siècle et ses moyens modernes de déplacement, de communication et informatiques permettent quelques audaces. [adrotate group="3"] En ces temps de rigueur budgétaire qui s’annoncent, il conviendra aussi de veiller à un financement correct de l’institution judiciaire.  Il ne faudrait pas, sous couvert de gestion décentralisée des budgets et de responsabilisation budgétaire des cours et tribunaux, à l’intervention sans doute d’un gestionnaire local non magistrat, que le fonctionnement même du service public de la justice soit entravé ;  il ne faudrait pas non plus que les choix relatifs aux moyens modernes d’investigation, qui certes doivent être opérés avec parcimonie et discernement, soient eux-mêmes entravés par l’épuisement de quelque ligne budgétaire, là où les arbitrages ne peuvent être opérés qu’en fonction de l’urgence, de l’importance de la cause, du trouble social engendré, et des dangers collectifs ou individuels qu’elle peut faire encourir. [Faut-il, devant votre Cour, rappeler les difficultés considérables auxquelles sont confrontés tant le personnel du greffe que les magistrats et les avocats dans la gestion des règlements collectifs de dettes.  Manifestement sous-financé, ce contentieux qui concerne directement des justiciables précaires et bien souvent en souffrance, n’est pas encore paralysé à Liège à la différence de ce qui fut à Namur, mais il voit s’accumuler des retards en raison à tout le moins d’une insuffisance chronique du personnel qui lui est dédicacé, de même que d’une surcharge importante de travail pour les magistrats.  Ceux-ci sont dus à une croissance significative, tant en chiffres relatifs qu’en chiffres absolus, de ce type de dossier, à Liège en particulier. La situation qui en résulte est préjudiciable aux droits des justiciables concernés, qu’il s’agisse des débiteurs dont l’état est déjà souvent critique, ou de leurs créanciers dont les droits méritent tout autant l’attention. La situation qui en résulte, permettez-moi de le rappeler ici, est également préjudiciable aux avocats médiateurs de dettes dont le paiement des honoraires et des frais est exposé à des retards qui peuvent même quelquefois les mettre en difficulté. Si, certes, le barreau accueille avec satisfaction la réflexion menée conjointement avec le Tribunal relative au prélèvement de provisions à valoir, c’est – tout comme le Tribunal et en accord avec lui – une solution structurelle qu’il appelle de ses vœux. Ceci posé les avocats restent convaincus qu’ils sont, en raison de leur formation, de leur expérience professionnelle et de leur déontologie, les interlocuteurs naturels du tribunal dans le mandat combien sensible de médiateur de dettes.] La justice est pauvre aujourd’hui ; elle a un besoin urgent de refinancement.  Le barreau sera toujours aux côtés de la magistrature pour veiller à ce qu’elle ne soit pas, demain, famélique. Il nous appartient en outre de veiller à ce que toute réforme soit pensée dans la perspective de l’amélioration du fonctionnement de la justice au profit des hommes et des femmes qui y travaillent, mais aussi et au premier chef, au profit des justiciables. La justice est un service au public, certes, mais elle est avant tout un service public et elle doit le rester. Les critères de rentabilité et d’efficacité au sens économique du terme n’ont que peu à y faire, et fondamentalement ils ne peuvent qu’être étrangers à l’idée même de justice, qui est affaire de temps, de distance, de science et de conscience. A défaut de discerner l’avenir, écrivons-le.

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Je voudrais terminer par quelques mots relatifs à notre Barreau. Les 8 et 9 septembre prochains le Barreau de Liège fêtera son bicentenaire. C’est en effet sous Napoléon que furent créés les Ordres, à Liège, Bruxelles et Gand. L’Ordre des avocats du Barreau de Liège organise à cette occasion un colloque multidisciplinaire qui se déroulera dans la salle académique de l’Université de Liège. [adrotate group="3"] Deux cents ans, c’est la route qui nait de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789, pour aboutir à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et à ce que nous en avons fait aujourd’hui, nous avocats, nous magistrats, nous citoyens. C’est la route qui chemine de la sacralisation du citoyen à la sacralisation de l’individu. J’ai voulu que nous y réfléchissions au cours de ce colloque qui me tient profondément à cœur. Je l’ai voulu pluridisciplinaire, et nous entendrons des juristes, des historiens, des philosophes. Je l’ai voulu ouvert sur le monde d’hier et d’aujourd’hui et nous y entendrons Maître Roland DUMAS parler de la défense des porteurs de valises durant la guerre d’Algérie, et comme en écho Maître Radhia NASRAOUI nous parler du printemps de Tunis, porteur de tant de promesses, mais aussi de sa longue et courageuse résistance de toute une vie d’avocat. L’Ordre aura aussi l’honneur de recevoir le 9 septembre à 16h Monsieur le Gouverneur de la Province de Liège et Monsieur le Bourgmestre de la Ville de Liège, tous deux intimement liés pour des raisons personnelles à notre Palais et à la Justice liégeoise. Ils inaugureront une plaque commémorative que la façade de notre beau et vieux Palais accueillera, à côté de l’ancienne entrée des avocats. Le bicentenaire de notre Barreau fait partie intégrante de notre histoire commune, et c’est pourquoi le Barreau tout entier serait très honoré de votre présence non seulement au colloque, mais encore lors de cette cérémonie, certes protocolaire, mais aussi et ô combien symbolique.

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Les Barreaux du ressort de la Cour et moi-même vous remercions, Monsieur le Premier Président, de votre invitation. Quant à moi je vous remercie, Mesdames et Messieurs, de votre attention.   Eric LEMMENS.