Allocution prononcée par Monsieur le Bâtonnier François Dembour à l'occasion de la Rentrée solennelle de la Cour d'appel de Liège le 1er septembre 2015

Discours
 width=Confucius lisait un livre. Laozi le voyant lire lui demanda : « qu’est- ce que tu lis ? » « Le livre des rites ; les sages le lisent aussi » lui dit Confucius. Laozi lui répondit « oui les sages peut- être, mais toi pourquoi le lis-tu ? » Monsieur le Premier Président je vous remercie de maintenir ce rite de donner la parole au Barreau. Car l’on peut suivre les rites sans être sage pour autant. S’il est vrai que l’on dit aussi que « plus on devient sage moins on cherche la parole », le temps n’est pas venu de se taire.   Monsieur le Premier Président, Vous nous invitez à poursuivre le dialogue, fondé sur un respect mutuel entre la magistrature assise ou debout, et le barreau. La bonne marche de notre système judiciaire appelle à un tel dialogue entre magistrats et avocats. Tous deux faces d’une même pièce, il nous appartient de la faire rouler dans le meilleur sens pour le justiciable. De toutes les institutions, l’institution judiciaire est la seule qui reste encore associée aux dessins de Daumier. Le Professeur Karim Benyekhlef, dans une de ses conférences sur la cyberjustice, cite l’exemple suivant : Il parle de l’écrivain Wells dans son roman « La machine à explorer le temps » et il nous dit : prenons un médecin et un avocat du XIX ème, faisons-les voyager à notre époque. Emmenons le médecin visiter un hôpital ; il sera complétement dépassé. Perplexe, il ne saura rien faire. Prenons maintenant notre avocat du XIXème, faisons-le visiter un Palais de Justice, vous entendrez l’avocat vous dire : « donnez- moi un dossier, je suis prêt à plaider. » Que veut, que voudra le justiciable ? Avant tout, une justice rapide, des procédures plus simples et une information à sa mesure. Dans l’ordre de ses préoccupations, l’amélioration des locaux vient en dernier. Pourtant, c’est dans des nouveaux lieux de justice que se prépare la justice de l’avenir et un jour « les cyber tribunaux » auxquels je pense. Je poursuivrai donc les 3 chantiers initiés par mes prédécesseurs, et ce avec votre indéfectible appui, à savoir les déménagements du mess des avocats, du bureau d’aide juridique et du service financier. J’ai évoqué Daumier, mais je pourrais ajouter Courteline dans cet interminable déménagement avec des gens des administrations éloignées de la justice qui, je le cite « ne servent qu’à compliquer un tas d’affaires qui iraient toutes seules sans cela. » « Il faut rompre, écrivait Benoît DEJEMEPPE , avec le principe d’indécision qui domine aujourd’hui en raison de la responsabilité bicéphale de la Régie des Bâtiments et du Ministère de la Justice, les chefs de corps assistant impuissants à une interminable partie de ping-pong, où l’on se contente de parer au plus pressé dans l’ordre des réparations ». Vous avez, à de multiples reprises depuis 6 ans, dénoncé le perpétuel gouffre financier de la gestion chaotique des bâtiments, citant en exemple – parmi bien d’autres – les locaux du Parquet général pour lesquels on paie inutilement de gros loyers depuis des années. Monsieur le Procureur général, Mesdames et Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs les Conseillers, Mesdames et Messieurs les Avocats généraux et Substituts du Procureur Général, Mesdames et Messieurs les Greffiers, Mesdames et Messieurs en vos titres et qualités, Mes chers Confrères, Je viens de vous parler de changements de locaux, mais si l’on ne fait que changer le mal de place, cela sert-il à quelque chose ? Kant disait que toute chose présente une dignité ou un prix. C’est à la justice d’ajuster les dignités en conflit. Mais l’accès à la Justice est un droit menacé car elle est traitée comme une marchandise. Christine MATRAY, dans l’introduction du numéro spécial du « Journal des Tribunaux » du 7 février 2015 , écrivait : « S’adresser au juge, c’est cher, compliqué et souvent vain : honoraires d’avocats et d’experts, méandres de procédure, difficultés d’exécution ». Le jugement est sans appel et sans doute quelque peu excessif. Il n’empêche : il s’établit un réel malaise entre l’objectif d’une justice pour tous et les conditions pratiques de son exercice. Il semble que dans un système de séparation des pouvoirs, il faudrait ajouter à ses trois composantes traditionnelles, une 4ème : le pouvoir monétaire. Voici un exemple récent qui rétrécit encore plus le chemin des plus démunis vers leur droit au droit et à la justice ; après l’assujettissement de nos honoraires à la TVA de 21%, le justiciable est, à présent, confronté à l’augmentation des droits de greffe. L’objectif annoncé serait de dissuader le recours aux procédures téméraires intentées à la légère qui surchargeraient les tribunaux à un point tel que cela remettrait en cause le traitement efficace des autres litiges importants. Il arrive donc, comme dans la ferme aux animaux de Georges ORWELL, que certains justiciables, par les moyens de défense qu’ils peuvent développer, soient … plus égaux que d’autres. Il y a plus de 20 ans, 5 avocats liégeois précurseurs avaient notamment suggéré de réserver à l’aide juridique le produit à résulter de l’assujettissement des avocats à la TVA ou de la majoration des droits d’enregistrement… C’est un peu désabusé que je constate avec Courteline encore, que les hommes, et j’ajoute -particulièrement les politiques- aiment à nous faire payer les services qu’on leur rend.

**********

Nous ne nous tairons pas tant que le dossier de l’aide juridique ne trouvera pas sa solution. Pour les justiciables, c’est le Cri du peintre Munch qui illustre le mieux la situation. Les budgets manquent pour assurer un service décent. Le premier geste de Monsieur le Bâtonnier RENETTE entrant en fonction le lundi 2 septembre 2013 avait été de fermer et de cadenasser la grille du Bureau d’aide juridique. Où en est-on 2 ans après ? Au congrès d’Avocats.be du 29 mai dernier, un jeune avocat quelque peu désabusé s’est fait l’écho des critiques de plus en plus vives et répétées de la part des justiciables. Pour eux, l’avocat qui pratique l’aide juridique est un sous-avocat, un avocat de seconde main. Dans son intervention à l’issue du congrès du 29 mai, Monsieur le Ministre GEENS nous a dit que la valeur de nos services n’a pas de prix. L’argent ne peut ouvrir ou non les portes du soutien actif d’un conseil dans toute affaire judiciaire. Il est décidément bien difficile de respecter le prescrit de l’article 23 de la Constitution reconnaissant à tout citoyen un droit « à l’aide juridique ». Verrions-nous le bout du tunnel ? Depuis plusieurs mois, tant l’OVB qu’avocats.be ont été associés à des réunions de travail au cabinet GEENS, avec le net sentiment d’être entendus et écoutés bien plus qu’ils ne l’étaient auparavant. Les Ordres défendent différentes propositions, telles que l’instauration d’un ticket modérateur, d’un guichet unique assistance judiciaire – aide juridique, l’adoption d’une nouvelle nomenclature, mais aussi la mise à la disposition d’un panel plus large de sanctions en cas de manquement aux obligations de qualité !

************

L’ensemble des acteurs de la justice a clamé, lors de la manifestation historique du 20 mars 2015 au Palais de Justice de BRUXELLES, sa totale désapprobation face au carcan budgétaire, qui ne touche pas, loin s’en faut, que l’aide juridique. Certains considèrent que les réformes engagées par les ministres TURTELBOOM et GEENS tendent à transformer le pouvoir judiciaire en une simple administration gouvernementale tandis que d’autres parlent de « débâcle » lorsqu’ils évoquent la situation de l’institution judiciaire : les mêmes vont jusqu’à prédire une « catastrophe ». Le ministre GEENS nous invite à prendre le chemin de l’efficience, tout en annonçant en avant-propos de son « plan justice » par une séduisante métaphore sportive que »la justice sera réformée par un triple saut ». Il me rappelle davantage ce dialogue de Sacha Guitry entre le valet de chambre et son maître. Le valet de chambre : « Monsieur, excusez-moi, avec l’argent que vous me donnez je ne peux pas faire de grands bonds en avant. » Le maître : « Voyons, je vous ai engagé comme domestique et pas comme kangourou. » Monsieur le Ministre, si vous voulez des kangourous, il faudra mettre l’argent … à la poche. Dans sa lettre du 5 janvier adressée à l’ensemble des acteurs du monde judiciaire, le ministre GEENS réaffirmait que les restrictions budgétaires étaient inévitables, que le système judiciaire devait gagner en efficacité par une meilleure utilisation des moyens qui lui sont alloués. Je le cite : « J’ai la profonde conviction qu’une fois les réformes nécessaires réalisées, il sera possible de faire mieux avec des ressources inchangées, voire réduites. » En d’autres termes, et on l’a déjà dit, faire plus avec moins, et j’ajouterai : et ensuite avec de moins en moins.

********

Les avocats approuvent que l’on dépoussière et rationalise la justice. Pourquoi ne pas utiliser les réformes que nous propose le ministre comme tremplin à notre volonté d’une justice meilleure ? Pourquoi ne pas lui laisser le crédit de mener à bien sa profession de foi, annoncée dans sa lettre du 5 janvier : « être le dernier ministre de la justice qui déclare qu’il veut faire entrer la justice dans le XXIème siècle. » Les réformes du Ministre, qui devraient se concrétiser en 4 nouvelles lois dites « pot-pourri », ouvrent toutes les fenêtres du bâtiment plus que bicentenaire de notre justice. Allons-nous les refermer ou laissons-nous un vent nouveau rafraîchir nos murs et nos espaces ? La résignation, quand elle est à base de dédain, est en réalité de la paresse. Magistrats et avocats ont saisi la balle au bond. Ils ont fédéré leurs énergies pour que les réformes proposées par les ministres deviennent « leurs » réformes, pour qu’elles soient imprégnées de leurs convictions, animés par le souci d’une justice de qualité. Le remarquable numéro spécial du journal des Tribunaux du 7 février 2015 regorge de propositions novatrices et concrètes…, et pourtant nous avons dû vite déchanter. Le projet de réforme ne fait quasiment aucune place auxdites propositions.

***********

Le rapport Horizon 2025 trace la voie en appelant le fonctionnement des tribunaux à rentrer dans le 21ème siècle . Nous nous dirigeons vers une « cyber justice » avec un jour des « cyber tribunaux ». Il paraît qu’en médecine, le meilleur médecin c’est le système Watson. C’est un système expert en diagnostic qui contient plus de données qu’un cerveau humain est capable de retenir et qui les analyse. Le jour viendra où nous aurons notre logiciel d’intelligence artificielle d’I.B.M. nommé…WATSON, et ce, même si, pour l’heure, le secteur juridique ne semble pas être sur la feuille de route de cette entreprise. En attendant, approprions-nous les innovations au lieu de les regarder. Les Avocats co-auteurs du rapport Horizon 2025 exhortent leurs confrères à gérer leur « grande transformation », comme la nomme Thierry WICKERS , tout en proposant 3 solutions pour le Barreau : « l’excellence, l’excellence et l’excellence ». Je crois plus réaliste la mise en place graduelle de l’informatisation dans le domaine judiciaire plutôt qu’une quête immédiate du Graal. Je ne voudrais pas que le Phenix … renaisse de ses cendres, pour ceux qui s’en souviennent. Le marché des services que seul l’avocat pouvait fournir s’est rétréci avec l’accès de la connaissance à la portée de tous, la standardisation des modèles prêts à l’emploi ? Oui, alors développons la relation de confiance, préservons le secret qui sont les valeurs ajoutées de l’avocat. Le conflit fait partie intégrante de nos vies sociales ? Georg SIMMEL, philosophe allemand, indique même dans son ouvrage « le Conflit », qu’il faut inverser nos habitudes de pensées : plutôt que de chercher à exclure les conflits ou en diminuer l’intensité et le nombre pour structurer solidement une société, il s’agit de les considérer comme un facteur d’équilibre social. Visons l’excellence réciproque dans le contentieux, on n’a pas encore vu de robots plaider ou juger.

************

« Savoir n’est pas suffisant, nous devons appliquer. Etre prêt n’est pas assez, nous devons agir. » Vous avez reconnu Léonard de Vinci. Mesdames et Messieurs les magistrats, l’adversité abat ou rend plus fort. Le système judiciaire belge est ébranlé par une rigueur budgétaire trop sévère, mais aussi par une inertie insidieuse. J’aurais voulu terminer avec Woody Allen. Woody Allen disait « j’aimerais terminer sur un message d’espoir. Je n’en n’ai pas, ajoutait-il. En échange, est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ? » Vous reconnaîtrez que c’est plus difficile de faire entrer Woody Allen dans ces lieux que Confucius. Laissons là Woody Allen. Pour ma part, j’ai deux messages d’espoir : j’ai toute confiance en nos capacités à relever le défi qui nous fait face. Ce défi, c’est ensemble, avocats et magistrats, que nous l’affrontons. Monsieur le Premier Président, les Barreaux du ressort de la Cour et leur porte-parole que je suis, vous remercient encore de votre invitation. Mesdames et Messieurs les Magistrats, je vous remercie de votre attention. Le Bâtonnier de l’Ordre, François DEMBOUR