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Allocution prononcée par Monsieur le Bâtonnier François Dembour à l’occasion de la Rentrée de la Conférence libre du Jeune barreau de Liège le 20 novembre 2015
Discours
Réplique à « in actione verbum, pro justitia acta »
(ils préfèrent mourir plutôt que de céder à l’ennemi)
Les Bâtonniers peuvent avoir parfois l’ouïe qui décline. C’est sans doute pour cela, chère oratrice que vous avez privilégié la figure de style de l’anaphore. L’anaphore, c’est la répétition du même mot au début de phrases successives. L’effet voulu c’est un effet de martèlement. C’est une figure qui fait du bruit. J’ai donc entendu un enchaînement de six anaphores en l’espace d’une heure. « Ces mots » dits sept fois d’affilée, « imaginons » reprit neuf fois, « je rends hommage » que vous placez cinq fois en tête de gondole, « ces actes » répétés quatre fois « ces mots » quatre fois encore et enfin « vous pouvez » cinq fois … jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus. L’anaphore est une figure chérie des orateurs pour haranguer des foules, mais hors cette situation les puristes disent que trois fois, c’est deux fois trop ; l’anaphore hollandienne de 2012, c’était donc 11 fois trop. Mais l’abus d’anaphore ne nuit pas toujours à la vérité. Chère oratrice, le Bâtonnier vous a entendu ; mais, il ne vous a pas toujours compris. Entre les six pattes de votre drosophile et les six cartouches je ne m’y retrouve pas. Pourquoi voulez-vous pulvériser trois cuisses de cette pauvre mouche au motif qu’elle serait vaine et vantarde ? Par ailleurs, je peine à trouver le sens de certaines phrases, qui j’en suis certain ont leur profondeur. Je vous cite « Las du spectre de la déportation vers la terreur ». N’est-ce pas plutôt l’inverse ? Le pasteur Henri Manen dans l’ouvrage « Notre quotidien au camp des Mille » - qui je rappelle est ce camp ouvert en 1941 au moment de l’affluence des personnes fuyant les pays de l’Est- ce pasteur évoque, et je le cite « La terreur devant le spectre de la déportation ». Vous parlez « du rapport de soi », puis « du rapport à soi ». Je me suis demandé si le « rapport de soi » était la représentation de soi-même comme un autre ? ou par un autre ? ou par soi-même ? Mais je fais de de la psychanalyse sauvage. Vous nous invitez à réfléchir et en cela je vous suis reconnaissant. Commençons par le titre de votre discours qui est la maxime latine : « in actione verbum, pro justitia acta ». Vous ne nous avez pas proposé la traduction en français. Les latinistes ne doivent pas oublier leur latin. J’ai pourtant failli perdre le mien, quand j’ai lu immédiatement sous la maxime « in actione verbum, pro justitia acta », votre sous- titre : « ils préfèrent mourir plutôt que de céder à l’ennemi ». Vous avez donc un titre qui annonce un sujet et un sous-titre qui en annonce un autre. Pourquoi pas ? Laissons les pattes et les cartouches, les maximes et les sous-titres pour la cause plus noble que vous soumettez à notre réflexion : comment défendre les actions contestataires ? Vous nous proposez de le faire sur le rythme d’une valse à six temps. Hélas, j’ai dû me prendre les pieds dans le tapis – ce qui est fâcheux quand on est invité par une jolie fille – car à bien vous écouter, je me demande si le sujet de votre généreuse intervention ne serait pas l’indignation plus qu’une réflexion sur la résistance civile. Nul doute, chère oratrice, que vous avez choisi un sujet dans le vent : l’indignation est de retour. L’indignation, donc. Mais face à quoi ? Face à la montée des inégalités et à la précarité d’une partie croissante de la population dans nos sociétés repues ; aux atteintes alarmantes à notre environnement naturel ; à l’exploitation économique des pays émergents ou en développement. Face à tout cela, un nombre sans cesse plus élevé d’hommes et de femmes se lèvent pour dire leur opposition et leur refus d’un monde. Ce monde bien égoïste qui, pour eux, a cessé ou refuse toujours de mettre le bien-être des gens au centre de ses préoccupations. Ce large mouvement d’indignation et de solidarité connaît des concrétisations politiques spectaculaires, par exemple dans la création et le succès électoral du parti Syrisa en Grèce ou du parti « Podemos » en Espagne. Voilà quelques exemples, il y en a bien d’autres. Des hommes et des femmes impliqués dans ces mouvements de désobéissance civile ont répondu, à leur manière, à la question qui découle du sentiment d’indignation : qu’en faire ? Pour beaucoup, et je le regrette la réponse est…rien. Selon Stephan Hessel que vous citez cette indignation serait le ferment de l’esprit de résistance. On a toutefois pu dire que l’immense succès de son opuscule « Indignez-vous » s’explique par le nombre réduit de pages soit trente et par son prix de trois Euros. Je m’interroge : un livre de Stephan Hessel sur le même sujet, mais intitulé « Sociologie des marges » comportant 1000 pages au prix de 180 Euros aurait-il rencontré le même succès ? Disons que cet ouvrage s’inscrit surtout dans une politique de l’émotion plutôt que dans une politique de justice. [1] Mais les dizaines de milliers de lecteurs de Stéphane Hessel ne sont pas descendus dans la rue. Ils ne se sont pas engagés dans un mouvement de protestation ou de solidarité… on l’aurait remarqué. Des centaines de milliers de personnes ont participé à la marche blanche de 1996. Combien ont radicalement changé leurs habitudes de vie pour y intégrer plus d’empathie et de compréhension ? Plus proche de nous, la photo du corps mort du petit bambin syrien rejeté par la mer sur les plages italiennes, a bouleversé les cœurs de l’Europe entière, mais n’a nullement entamé le refus de nombreux Etats, soutenus par leur population, d’accueillir le nombre nécessaire de réfugiés. Comme quoi, l’émotion est rapidement soluble dans le temps. Elle frappe vite, parfois fort mais souvent brièvement. C’est pour cette raison, que votre généreux plaidoyer pour une plus grande justice sociale et sociétale, m’a laissé un peu dubitatif. Je suis certain que vous avez par l’émotion, emporté aujourd’hui l’adhésion de votre auditoire. Il n’est pas possible de rester indifférent devant votre longue description de l’occupation des églises de Bruxelles par les sans-papiers, du récit du destin tragique du notaire Coëme et de ses compagnons, résistants à la barbarie nazie, des conditions épouvantables et souvent mortelles de ceux et celles qui, sur des embarcations de fortune, fuient les guerres ou les exactions des troupes soi-disant légales Vous avez raison oui, toutes ces atteintes extrêmes à la dignité doivent continuer à être dénoncées. Elles ne peuvent tomber dans l’indifférence de notre quotidien et, pour finir, de notre oubli. Mais est-ce que l‘émotion peut être la seule fondation de la lutte contre les injustices et les dévoiements de certains Etats ? Est-ce qu’il ne faut pas aussi une réflexion posée, la mesure des rapports de force. Il faut de la stratégie, sans cela, la défense des causes, si nobles soient-elles, sera réduite à la confusion et à l’inefficacité. Susciter l’émotion peut rapporter dans la collecte des dons pour des causes douloureuses, dans le captage de votes pour une élection ponctuelle. Ce n’est pas elle qui rendra gorge aux pouvoirs injustes, qu’ils soient politiques ou économiques.***
Mais revenons à notre propos : beaucoup d’indignés se contentent d’être indignés, leur sentiment se ravivant au gré des modes. Il y a les autres, ceux qui ne veulent pas en rester au stade de l’émotion. Ceux- là m’intéressent. Ils ont le choix entre des protestations légales : l’action politique, syndicale, associative et des actes illégaux, qui peuvent prendre la forme de la désobéissance civile ou carrément de la résistance armée. Il y a des circonstances politiques, sociales ou économiques – je parle par exemple des dictatures sanglantes au Burundi ou ailleurs, des exploitations sociales comme au Bengladesh, en Chine ou au Cambodge, des traditions archaïques et à vrai dire monstrueuses des pays islamiques comme l’Arabie Saoudite ou encore plus extrêmes comme l’Etat Islamique, - des circonstances, donc, où le seul mode de résistance est la résistance jugée illégale par les pouvoirs de ces pays, mais tout à fait légitime à nos yeux. Quand il n’y a ni démocratie ni Etat de droit, quand les libertés individuelles sont refusées par la loi, quand les droits sociaux sont inexistants, personne, de bonne foi, personne donc ne contestera aux citoyens de ces pays de tenter de renverser ces régimes totalitaires, ou d’améliorer les conditions déplorables d’une large population. Dans ces situations-là, il est évident que la résistance civile est, par principe, légitime, c’est-à-dire conforme à l’équité, à la justice, au droit naturel. Mais la désobéissance aux lois et règles d’une démocratie fondée sur un Etat de droit, pose, quant à elle, une question philosophique, politique et juridique à l’ensemble de la société. Comment doivent réagir les corps constitués, politiques et judiciaires d’une société face à des atteintes à la loi, qui se revendiquent, non du droit commun, mais de la position politique, morale ou éthique ? Comment une société démocratique s’accommode-t-elle, intègre-t-elle, refuse-t-elle une contestation qui sort délibérément de la légalité ? Voilà à mon sens la question centrale du débat.***
Laissez-moi dans ma réplique tenter quelques éléments de réponse. Et d’abord qu’entendre par résistance ou désobéissance civile ? Vous-mêmes, vous vous êtes essayée à tenter une définition. Et cette tentative vous a torturé l’esprit, jusqu’à la dernière minute, quitte à bafouer allègrement tous les codes de notre chère déontologie. En effet, vous n’avez pas hésité, hier, après la fermeture des greffes (il était 16h16) à me remettre ce « copion » : vous veniez de découvrir l’existence d’une différente théorique entre la désobéissance civile et la résistance. Vous dites : « L’opposition reçoit un label « citoyen » ou « civique » lorsqu’elle est la rencontre de quelques constantes » ; avant, vous annonciez chercher « en-dehors de la partialité et de la subjectivité les critères qui suscitent la tolérance ou un sentiment partagé de légitimité » ; enfin,, vous vous proposez de tracer quelques frontières entre les actions délétères et les actions vertueuses. Alors mes questions : qui octroie ce label ? qui décide des critères ? qui trace les frontières ? Les pouvoirs publics ? la justice ? une instance agréée de labellisation de la résistance civile ? Je n’ai pas trouvé la réponse. Quant aux constantes que vous énoncez pour définir cette opposition citoyenne et civique, comme je vous le disais tout à l’heure, je me suis un peu perdu dans vos cartouches et vos pattes de mouches. Les quelques mots-synthèses qui en sont sortis – ordre, conscience, collectivité, nécessité de l’action, proportionnalité et efficacité des moyens – sont déjà une constellation trop complexe pour mon esprit encore novice à la problématique de la résistance civile. Votre analyse ouvre certainement de grandes possibilités d’approfondissement intellectuel du concept, mais j’ai besoin de me mouvoir sur un plancher, plus brut, et plus robuste, …surtout quand il s’agit de valser. Est-il possible de déterminer comment et pourquoi il est moralement louable, voire nécessaire, de résister sur la base de critères objectifs ? Résister signifie toujours deux parties, lesquelles ne partagent pas la même vision et définition des enjeux, et encore moins de leurs solutions. Si on prend un peu de recul dans le temps et l’espace pour revenir sur les grandes résistances de l’histoire, un constat plus clair semble émerger : les conflits de tout type engendrent des gagnants et des perdants…. Et ce sont bien les gagnants qui écrivent l’histoire (du moins dans un premier temps). Les historiens l’ont bien établi : on ne « raconte » pas l’histoire : elle correspond à un certain point de vue, une certaine interprétation, une certaine compréhension et vision des faits passés. Ce sont les vainqueurs -en définissant le bien et le mal, la respectabilité de tel ou tel acte de résistance – qui légitiment ces actes de résistance, et non des critères objectifs. Certains exemples sont plus parlants que d’autres. Depuis 1945, l’Institut français d’opinion publique a sondé les français sur cette question : « Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne en 1945 ? » Saviez-vous qu’en mai 45, 57% des français répondaient l’URSS, et seulement 20% les USA. Mais 70 ans plus tard, les opinions effectuent un virage à 180°. L’URSS n’est plus choisie qu’à 23%, tandis que les USA obtiennent 54 % des opinions des français. Un exemple parmi d’autres, pour souligner que l’histoire – dans l’imaginaire collectif – correspond à un point de vue largement influencé par les « vainqueurs ». Un second exemple est plus provocateur, mais démontre que c’est le point de vue subjectif qui domine et toute la difficulté – si ce n’est l’impossibilité de – définir la légitimité d’une résistance. Je suis convaincu que peu d’entre nous oseraient qualifier les actes de la résistance pendant la seconde guerre mondiale d’actes terroristes. C’était pourtant la position du régime nazi de l’époque. Loin de moins l’idée de qualifier de terroristes nos résistants durant la seconde guerre mondiale : je veux simplement souligner que nous sommes toujours les terroristes d’un autre, tout comme nous sommes les oppresseurs d’un autre. Revenons à la définition. J’ai cherché. Je sais que Wikipédia est considéré comme sexiste puisque 87% de ses contributeurs sont des hommes, blancs, d’âge mûr. Mettons qu’il arrive que des hommes blancs, d’âge mûr écrivent des choses sensées. Une avocate me disait l’autre jour que l’égalité hommes/femmes sera réalisée le jour où les hommes feront tout et aussi bien que les femmes. En attendant cet avènement, permettez que je fasse à ma manière de la résistance devant le culturellement correct, et que je vous livre quand même la définition donnée par la page Wikipédia. Selon Wikipédia la désobéissance civile est « le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique ». Je retiens refus et pacifisme. Le pacifisme lui, pose un vrai dilemme à l’Etat qui est l’objet de cette contestation. L’opinion publique, elle-même, se divisera moins brutalement sur des actes de désobéissance civile que sur des actes de terrorisme, rendant la riposte des forces des autorités publiques beaucoup plus impopulaires, car elles seront jugées disproportionnées. Comment ne pas être embarrassé quand des policiers brisent violemment un « sit in » pacifiste ? Vous parlez d’un « sitting », toutefois, le mot tel que vous l’écrivez désigne en anglais la position de quelqu’un confortablement assis. Soit, dans la patrie du surréalisme il est aussi permis de prendre un mot pour un autre. Comment ne pas être mal à l’aise devant l’évacuation d’une Eglise, lieu sacré et de refuge de tout temps, de réfugiés perdus et démunis ? Oui, son caractère pacifique est une force déterminante de la désobéissance civile. Il n’empêche, l’Etat ne peut rester inerte face à ceux ou celles qui violent délibérément la loi. Ne pas rester inerte ne veut pas nécessairement dire avoir recours à la répression ou à la violence. Il arrive sans doute que la désobéissance civile verse dans la violence quand elle se sent impuissante à faire bouger les lignes. Vous condamnez, chère oratrice le recours à la violence. Je ne peux que vous suivre. Mais rapidement, emportée par votre fervente apologie de la résistance, vous vous dédites en magnifiant le geste de terrorisme de « ces juges et magistrats » en temps de guerre. Je me suis demandé ce qui vous avait fait tolérer cette exception à vos principes. Sans doute votre dégoût face à un régime nazi dont l’horreur justifiait tout acte de résistance. Ne fallait-il pas dans ces conditions distinguer les résistances en temps de guerre et celles en temps de paix. Poursuivons et pour ancrer notre définition de la résistance civile, je prends quelques exemples. Répondent à cette définition un certain nombre d’actes que vous avez pourtant balayés d’un revers de quelques phrases sans que j’en comprenne très bien la raison. Je vous accorde que les Femen qui surgissent seins nus dans des assemblées ou des lieux considérés comme sexistes, que l’arrachage des pommes de terre génétiquement modifiées dans un champ rikiki, aucun de ces actes ne vont être déterminants pour la cause féminine ou l’abolition des OGM dans notre nourriture. Certes, mais est-on moins médecin quand on soigne des bronchites et non des cancers, est-on moins architecte parce qu’on construit des maisons unifamiliales et non des tours d’une centaine d’étages ? Est-on moins avocat si l’on s’occupe des affaires locatives des particuliers plutôt que de sociétés immobilières ? Mais pourquoi votre mépris pour des actions, sans doute mineures mais qui demandent aussi un certain courage, qui veulent aussi faire avancer la cause ? Je n’oserai pas tomber dans la métaphore facile des petits ruisseaux et grandes rivières…Mais, je vous l’avoue, au vu de votre rêve d’une société plus juste et plus solidaire, je me serais attendu que vous auriez manifesté une plus grande solidarité à l’égard des désobéissances civiles qui me paraissaient attirer votre sympathie. Là où je vous suis encore moins, c’est quand vous considérez comme nul et non avenu d’autres actes de désobéissance civile auxquelles, personnellement, je trouve un certain courage. Je vous cite « Déchirer sa convocation militaire, empêche-t-il le règne de la paix ou quiconque de mourir à la guerre ? «. Pour le coup, je vous trouve sévère. Le déchirement de sa carte militaire faisait grand bruit à l’époque et a réellement sensibilisé la société aux dangers du « tout militaire ». Le mouvement des objecteurs de conscience a, pour ma génération, pesé dans la place qu’il fallait réserver à l’armée.***
Laissez-moi aussi vous parler de Tommie Smith et John Carlos, deux fabuleux coureurs américains. Entre la valse à 6 temps et l’athlétisme, je choisis l’athlétisme. Vous aurez aussi compris que votre Bâtonnier est peu chasseur et qu’il ne connaît rien à la chasse aux mouches à la cartouche. Cela reste trop aérien. C’était il y a 47 ans. Smith et Carlos remportaient respectivement la médaille d’or et celle de bronze à l’épreuve du 200 mètres des Jeux Olympiques de Mexico. Le 16 octobre 1968, après avoir accédé au podium olympique, Tommie Smith et John Carlos profitent de la cérémonie de remise des médailles pour lever le poing en guise de protestation (gant noir sur la main droite pour Smith, sur la main gauche pour Carlos), en baissant la tête lors de l'hymne américain. Ces deux poings gantés resteront à jamais dans l'histoire du sport olympique comme un signe de courage et de liberté dans le but de montrer au monde les injustices subies par les noirs américains. Les deux athlètes afro-américains se présentèrent même pieds nus, symbole de pauvreté. Ce geste provoqua des réactions controversées aux États-Unis et le mécontentement du Comité Olympique, qui décida d'exclure à vie les deux athlètes. Les Jeux se poursuivront avec en toile de fond de nouvelles protestations comme sur le 400 mètres ou dans l'épreuve du saut en longueur, toujours avec un poing levé.***
En 2008, soit 40 ans après les Jeux Olympiques de Mexico, Barack Obama devient le premier président noir des États-Unis d'Amérique. J’aime cette idée qu’avec leur geste, Tommie Smith et John Carlos ont contribué à provoquer la profonde mutation des États-Unis.***
Si je vous comprends bien, c’est au nom de l’efficacité que vous condamnez l’acte solitaire et symbolique qui ne changerait rien à lui seul, selon le principe de collectif que votre 3ème cartouche énonce. Mais qu’est-ce qui vous guide dans vos préférences ? J’ose une réponse. Je pense que c’est la différence entre l’acte moral et l’acte politique. L’acte moral est un acte que l’on pose seul, pour être en paix avec sa conscience, sans souci, du moins dans un premier temps, de l’impact que ce geste pourrait avoir. C’est l’acte posé par Denis Thoreau, qui est considéré comme le père de la désobéissance civile, et qui refusait de payer l’impôt à un Etat qu’il dénonçait comme inique et belliciste. Vous auriez pu aussi, chère oratrice, négliger ce geste au titre de l’inefficacité. Mais vous auriez alors jeté l’acte fondateur de la désobéissance civile moderne. L’acte politique, dans son sens premier de s’occuper des affaires de la cité, a pour but de peser sur les enjeux sociétaux, sociaux, et bien sûr politiques. L’acte moral ne semble pas trouver grâce à vos yeux, sans doute pour son manque d’efficacité à changer les choses. Après ces exemples revenons aux tenants et aux acteurs de la désobéissance civile qui décident donc que l’affirmation de leurs convictions ne peut se faire dans un cadre légal. Pour le tourner positivement, leurs causes leur paraissent si justes qu’ils estiment pouvoir se permettre de les manifester par des actions illégales contre des lois instaurées démocratiquement, socle de l’organisation de la communauté et des libertés individuelles. Encore une fois, la question est d’importance : que peuvent tolérer les Etats avant que cette tolérance ne soit prise pour de la faiblesse et laisse libre cours à toutes les exactions possibles sous le prétexte qu’elles se revendiquent de la résistance civile ? Nous en avons un exemple tout frais à Liège. Sous la couverture d’une grève légale contre les mesures gouvernementales, des syndicalistes se sont autorisés à bloquer les autoroutes, notamment par des feux. Ces actions qui peuvent s’assimiler à des actes de désobéissance civile, ont pu être menées quasiment sous la protection de la police avec les conséquences dramatiques que l’on connaît. Ma question à nouveau : ces actions avaient-elles une légitimité suffisante, à savoir la lutte contre l’inéquité alléguée de l’action gouvernementale, pour justifier leur illégalité, et pour que les forces publiques n’interviennent pas alors que c’était leur devoir ? Chacun aura sa réponse, selon le camp où il se trouve. On a pu voir que la légitimité de ces actions a été contestée par une partie de la population et par quelques partis politiques, au point que les syndicats eux-mêmes ont commencé à se poser des questions. Quelques jours plus tard, 300 avocats en robe ont bloqué le Palais de justice de Lille pour protester contre le projet de réforme « Taubira » de l’aide juridictionnelle. La police a chargé et des avocats ont été molestés…Des vidéos montrent des avocats tentant de résister à l’évacuation manu militari et une photo montre le Bâtonnier de Lille à terre. Alors ? Deux poids ? deux mesures ? Mais qui pourrait dire qui est légitime ou non, les meneurs des actions ou ceux qui les contestent ? Qui pourra trancher ? Peut-être la Justice. La Justice comme faiseur de légitimité de la désobéissance civile en la légalisant ou non. Mais, tout de suite, on doit admettre que la Justice, même si elle peut calmer les tensions, ne parviendra pas à trancher le débat. Quels que soient les jugements qui seront rendus, le transfert des tenants du pour ou du contre ne se fera qu’à la marge. Alors, qu’est-ce qui pourrait permettre aux causes de la désobéissance civile d’être intégrées à la société, supportées par un large consensus social ? On peut d’abord constater que les protagonistes de la désobéissance civile sont, eux, convaincus de leur légitimité. Ils ne se soucient pas plus de savoir si l’opinion sera ou non derrière eux. Ils avancent avec la conviction d’avoir raison, du bon droit de leur combat. Ils sont convaincus que si la majorité n’est pas de leur côté, c’est que la majorité se trompe. Ils ont aussi la conviction que l’Etat, qui est censé être l’émanation du peuple, ne les représente plus, qu’il se fourvoie sur certaines questions ou certains agissements. Ils pensent que, sur certaines questions de société, la légalité est illégitime, et qu’il est donc légitime de s’opposer à elle.***
Une catégorie de désobéissance civile concerne des questions éthiques, qui traduisent la lenteur de la démocratie représentative à prendre en compte et à intégrer les mutations de la société civile. Je vais prendre un exemple que vous avez évoqué et qui traduit bien la difficulté pour la démocratie à prendre la mesure de l’évolution sociétale et éthique d’une communauté. Il s’agit de la lente intégration du droit à l’avortement dans notre législation. En Belgique le combat fut spectaculaire au tournant des années 70. Le 16 janvier 1973, le Dr PEER, figure emblématique du mouvement, est arrêté sur la base d’une dénonciation anonyme. Il est emprisonné. La victoire de la pression populaire va se faire en deux temps de manière très caractéristique de la manière dont nos sociétés s’adaptent progressivement aux évolutions. C’est d’abord la justice qui tonne le ton. Dans notre pays, c’est le typique compromis à la belge qui fait consensus. Plutôt que des affrontements dans les prétoires, le pouvoir judiciaire ferme les yeux sur la pratique de l’avortement, organisée au vu et au su de tous les hôpitaux et plannings familiaux. Cette tolérance de la justice va enlever toute pression sur le pouvoir législatif pour s’emparer du problème. C’est la crainte que le pouvoir judiciaire, las d’être contraint de ne pas remplir sa mission et son devoir, reprenne les poursuites qui ont conduit le parlement belge, le 29 mars 1990, à légaliser l’avortement. Mais l’avortement légalisé a-t-il pour autant acquis une complète légitimité dans la population ? La société civile demeure en effet divisée. Alors, devant une opinion divisée, qu’est-ce qui fonde la légitimité de légaliser les causes de la désobéissance civile ? Qui octroie votre fameux label de légitimité qui conduit la justice à tantôt donner raison, tantôt tort aux motivations d’actes de désobéissance civile ? Qu’est-ce qui conduit le législateur à trancher le débat, et à donner, lui aussi, raison à l’un ou l’autre des camps ? Nous avons vu que le consensus social ne semble pas être la réponse. La philosophie et la morale ont aussi bien du mal à donner un contour incontestable à la notion d’équité. Ce n’est donc pas la reconnaissance consensuelle qui permet à la désobéissance civile d’atteindre ses objectifs. Dans nos démocraties, c’est l’opinion et l’action des élites, accompagné du rapport de force politique. Quand il s’agit des Etats totalitaires, ce sont, en outre les circonstances géo-politiques ou économiques ou le rapport de force militaire qui peuvent avoir raison de ces régimes. Je crains que ce soit là une réponse bien éloignée de vos rêves d’une société plus juste et plus fraternelle à laquelle vous appelez et que vous espérez qu’elle naisse par la prise de conscience des hommes et des femmes et par la seule protestation qui emporterait les pouvoirs iniques. Ce que je veux dire, ma chère oratrice, c’est que la protestation civile ne parvient que rarement à vaincre par elle-même, la peur, le cynisme, l’égoïsme, le goût du pouvoir qui habitent bien des hommes et des femmes. On peut rêver à des relations humaines faites de coopération et d’attention mutuelle, mais il faut sortir de ce rêve et se jeter dans le rapport de force pour faire triompher ses aspirations. On peut s’en désoler, on voudrait changer l’âme humaine. Peut-être cela viendra-t-il un jour, lointain je le crains. Mais d’ici là, tout honorable et courageuse et juste soit-elle, malgré la sympathie et la puissance émotionnelle qu’elle ne peut que susciter dans bien des cas, malgré sa nécessité, la résistance civile restera encore longtemps bien fragile et bien démunie face aux appareils d’Etat et aux puissances économiques.***
Je voudrais me tourner vers cette jeune génération à laquelle vous appartenez et qui est le produit d’une période de 70 années de paix, inédite dans l’histoire de l’Europe. Daech a encore frappé un soir de novembre 2015 à Paris. Cette fois des terroristes de votre génération s’en sont pris surtout à votre génération. La perspective des solutions proposées par nos gouvernants me semble bien pauvre. Je n’entends que des commentaires et des analyses d’opportunités pour répondre à l’émotion. En ce qui concerne la stratégie choisie par Daech, je ne la voie nulle part décryptée dans les déclarations publiques. Combattre les terroristes implique que nous comprenions leurs pensées, quelle que soit sa forme, et leur stratégie, et surtout que nos dirigeants en informent les citoyens et surtout les jeunes. Tout ce que nos gouvernants, de quelque bord qu’ils soient, vous proposent, c’est de basculer intellectuellement et psychologiquement dans la réalité d’un siècle dont ils vous disent qu’il sera de plus en plus violent. Or ils vous doivent des comptes sur les actions géopolitiques et économiques qu’ils ont l’intention d’entreprendre et comment ils vont vous y associer.***
Pendant votre discours, on n’a pas entendu une mouche voler, non pas en raison du sort que vous leur avez réservé, mais parce que nous connaissons votre engagement pour des causes généreuses. Vous dites ce que vous pensez et vous faites ce que vous dites, rien que cela vous vaut notre profonde estime. Votre discours est parti d’une citation latine, je ne puis que terminer pareillement. « Dum loquor hora fugit », ce qui veut dire « pendant que je parle, le temps fuit ». Aussi je m’arrête et vous remercie tous de votre attention. François DEMBOUR