Allocution prononcée par Monsieur le Bâtonnier André Renette à l'occasion de la Rentrée de la Conférence libre du Jeune barreau de Liège le 15 novembre 2013

Discours
 width=Monsieur & Madame, en vos titres et qualités, Mesdames et Messieurs les Bâtonniers, Messieurs les représentants des Ordres communautaires, Cher Orateur, A vous et à vos prédécesseurs, j’ai toujours voué un sentiment profond d’admiration. J’ai trop de respect pour la valeur du courage pour ne pas m’incliner, avec l’émotion sincère de la reconnaissance, face au défi que tous les orateurs de rentrée ont relevé avant vous et avec vous. En contrepoint de la probable médiocrité de ma vie intérieure, j’ai toujours été ébloui par tous ceux et celles qui, montant sans peur à cette tribune, s’y sont mis en danger. La prise de risque est évidente. Quel que fut l’éblouissement des propos de l’Orateur, il y aura toujours un jaloux, un grincheux, un plus érudit pour tancer l’impétrant et le soumettre au feu de la critique, légère ou lourde, sérieuse ou infondée, hypocrite ou publique. Pour y faire face, j’invite à vous réfugier, vous et cette noble assemblée, derrière le bon mot réconfortant de Woody Allen : « l’avantage d’être intelligent, c’est qu’on peut toujours faire l’imbécile alors que l’inverse est totalement impossible ». Mais l’exercice n’était pas assez difficile pour vous cher orateur, il fallait durcir l’effort, un peu comme Démosthène qui se contraignait à parler avec des cailloux dans la bouche. L’exercice devait être à balles réelles. À la difficulté de votre exposition publique, vous avez ajouté en pleine conscience, celle de votre glorieux patronyme. « Je me présente, je m’appelle Henry. Je voudrais bien réussir ma vie, Être aimé » chantait Balavoine en 1978. Cher Orateur, pensez-vous un seul instant que malgré toute ma bienveillance, j’aurais dans ma réplique commis la faute professionnelle de ne pas vous taquiner un peu sur l’aspect dynastique de votre présence parmi nous, qui prend des faux airs de joyeuse entrée ? Mieux, avec une délectation et une jubilation respectueuse de vos glorieux aïeux, vous parvenez dans vos propos à placer ceux de papa qui a occupé cette tribune en 1987 et de bon-papa qui l’avait précédé en 1961. Tes père et mères honoreras… Mieux encore, quand on recherche sur google ce que veut bien signifier le mot « émocratie » on tombe sur un article de La Libre Belgique du 29 janvier 2013 dont le titre est « L’émocratie, la gouvernance sous le coup de l’émotion ». A propos des peines incompressibles et des libérations conditionnelles dont le débat a été relancé par l’affaire Martin, qui est interrogé par le journaliste ? : papa ! alors vice-Président d’Avocats.be, qui qualifiait cette réforme d’émocratie, soit une décision politique dictée par l’émotion, dépourvue de rationalité et de vision à long terme. Nous connaissons maintenant le contenu des dîners en famille entre la poire et le fromage chez les Henry. Mesdames et Messieurs, Un nouvel usage est né au barreau de Liège. Tous les quarts de siècles, peut-être un peu plus par l’effet Tanguy dont vous vous félicitez, la tanguitude, cette tribune sera occupée par un Maître Henry. Si mes prévisions sont bonnes, un peu comme celles du GIEC sur le réchauffement climatique, en novembre 2138, l’orateur de rentrée sera Henry VIII. Si cet Henry VIII est toujours atteint de bovitude, et se soumet avec morve à la loi du moindre effort que porte son apathie à tout, il empilera les discours de ses glorieux prédécesseurs de I à VII et sa contribution tiendra dans un timbre-poste, si le timbre-poste existe toujours à cette époque. Mais revenons à Henry III. Votre homonyme fut Roi de France, un Roi de la Maison de Valois, homme élégant à la personnalité complexe, éduqué dans un milieu humaniste. Ce monarque fut caricaturé par l’histoire mais réhabilité par les historiens modernes et gagne manifestement à être connu. Cher Orateur, Même physiquement, on dirait qu’il vous ressemble un peu.

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Bovitude ou bravitude, telle est la question que vous nous posez, que vous posez à ce monde déserté par vos héros putatifs. A travers les exemples de l’histoire, vous nous donnez à nous souvenir de notre passivité, de notre apathie face au mal, de notre docilité à obéir au mal. Notre choix entre le bien et le mal serait obéré par notre instinct de survie qui est notre seul recours pour nous protéger de la violence économique et sociale qui domine silencieusement notre démocratie occidentale. Cette violence asphyxie notre bienveillance, pour nous ramener à notre égoïsme de survie, lequel oriente nos actions et nos idées vers nos propres intérêts sans prendre en compte la nécessité d’autrui. Pour vous, notre aspiration à la bienveillance est rongée par l’émocratie, qui nous renvoie à notre superficialité, l’empire du look et du paraître, et qui décervelle notre personnalité. L’émocratie érige l’égoïsme en valeur et en art de vivre. Vous n’aimez pas les idéologies collectives qui castrent notre libre arbitre, notre individualité créative, vous rangez dans les poubelles de l’histoire le nazisme, le communisme et le nationalisme. Permettez-moi déjà une interrogation ? Ne doit-on pas se méfier de cette idéologie qui consiste à nier toutes les autres ? N’est-ce pas là, la trace de la présence invisible de l’idéologie dominante, fut-elle du vide ou libérale ? N’est-on pas idéologue passif, sans le savoir, un peu comme le bourgeois gentilhomme ? Vous poursuivez en considérant que la raison, entendue comme la foi en l’homme, n’est pas pour vous l’outil qui nous permet de résister aux pressions de l’émocratie. Pour vous, l’homme, à l’avenir aveugle, se laisse porter au fil de l’eau par ses passions et ses humeurs, dans le sens du courant qui le conduit vers son seul intérêt. L’altruiste n’est en réalité qu’un égoïste qui a une haute idée de lui-même et qui jubile de son propre spectacle. Ainsi, l’action juste, c’est-à-dire l’action conforme à la loi qui règle les conflits des intérêts individuels, ne serait qu’un acte égoïste. Le héros du rationalisme est celui qui sacrifie son intérêt individuel au profit de l’intérêt du plus grand nombre. Ce sacrifice, peu rédempteur, et assez idiot pour un égoïste, n’engendre selon vous qu’un nombre très rare de héros rationalistes. Il y a pénurie de main d’œuvre héroïque chez les adeptes de Kant. Parmi les Einsatzgruppen, vous citez le 101ème bataillon de réserve de la police allemande. Selon vous, ces tueurs de masse avaient conscience de leurs actes et vous constatez que la raison ne les a pas guidés vers un refus d’obéir. J’y reviendrai plus tard. De manière implacable, vous concluez que la raison n’enfante pas la bienveillance, mais aussi l’horreur des massacres. Alliez-vous nous laisser sur cet acte de désespérance ? Et bien sur que non ! Vous appelez à notre chevet Michel Onfray et Michel Terestchenko dont l’enseignement doit nous débarrasser de l’altruisme pur et idéalisé, et reconnaître le caractère ambigu de notre démarche bienveillante. Il nous faut d’abord une compréhension sensible du réel, un sentiment de mal-être face au mal, qui nous plonge dans un état « de passivité pure », et puis hop, abracadabra, l’étincelle qui jaillit du cœur, la flamme, la « belle âme », étanche à la raison, à l’émotion, qui nous donne enfin, selon vous, la plénitude d’exister et de reproduire l’acte vital, tel un créateur. L’acteur bienveillant agit d’abord pour son plaisir, et par son acte, il attire le mimétisme de ses contemporains bovidés qui deviendraient des marginaux de l’émocratie raisonnante. Et alors, les petites rivières feront les grands fleuves. Votre motif d’espérer se prénomme Tanguy, cet adolescent qui retarde son autonomie d’adulte et profite de sa dépendance à ses parents pour se construire une personnalité plus juste, de partir à la recherche de son Saint Graal, armé d’un âge de raison endurci par le temps lui permettant de découvrir ses propres héros, ceux d’aujourd’hui et de demain. Et puis, foin de beau discours, vous terminez sur un cri d’espérance et une proclamation de foi en l’homme.

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Mon cher Orateur, J’envie votre jeunesse, j’aime ce discours où vous déclarez votre foi en l’homme, avec cet air détaché de ne pas trop y croire. Au philosophe inquiet que vous êtes, je dis : laissez-vous guider sans entrave par l’hédonisme libertaire de Michel Onfray. Mais, bon sang de bonsoir, cher Orateur, devenez un adepte de la ligne droite, passez en mode action, mettez-vous en mouvement, par ailleurs étymologie de l’émotion, sonnez la charge et goûtez à toutes les émotions positives qui sont le signe de la satisfaction. Moi aussi, cher Orateur, j’ai quelque chose à vous dire. On ne peut pas continuer comme ça. Permettez-moi d’apporter à vos propos une nuance plus positiviste, plus politique, plus solidaire, moins individualiste. D’abord, votre exemple d’hommes ordinaires embarqués malgré leur conscience dans l’élimination de masse des opposants réels ou imaginaires au régime nazi, en particulier les juifs, me met mal à l’aise. Il est en effet toujours plus confortable de situer son exemple dans le camp des vainqueurs. On a peu de risque de se tromper en termes de valeurs. On préfère avoir de l’homme une image jus naturaliste et biblique de sa pureté originelle, pervertie par des évènements extérieurs, tel le poids de la société, comme le bon sauvage de Rousseau. Ces bourreaux ne seraient-ils pas des victimes malgré eux ? Est tout aussi plausible la thèse contraire selon laquelle il s’agissait d’hommes instruits, très bien mais pire encore, aveuglés par la haine du juif, l’odeur du sang, et la routine de tuer. En bref, des salauds et fiers de l’être. Les présenter comme des hommes ordinaires, en clair des braves types, par ailleurs socialement éduqués, m’indispose. En effet, lors de leur procès, rares furent les remords ou les regrets des chefs des Einsatzgruppen ou des Einsatzkommando. Aucuns ne se déclarèrent fous. Soyons attentifs à cet excès d’angélisme lorsque nous étudions la condition humaine, tel un étymologiste l’insecte. J’aurais voulu vous entendre sur un exemple plus ambigu, où les notions du bien et du mal entrent en fusion, pour tout dire en confusion. Du 13 au 15 février 1945, les alliés lancent sur Dresde, ville d’art et de culture, 1300 bombardiers qui larguent 3.900 tonnes de bombes à fragmentation et incendiaires. Il n’y a pas à proprement parler d’objectif militaire. Ce bombardement est civil, réduit la ville en cendre, et sème la terreur. On se dispute sur le bilan humain. Les derniers chiffres cités font état de 25.000 morts, dont 18.000 ont pu être identifiés. Les aviateurs de ces bombardiers, tout comme les grands militaires organisateurs du bombardement, ont provoqué la perte de l’Allemagne nazi. Ce sont nos héros incontestables de prime abord. Beaucoup de ces aviateurs y ont laissé leur vie dans ce bombardement et n’en sont jamais revenus. Aucuns n’y ont renoncé. Mais les accusations de crime contre l’humanité faites aux alliés sont perturbantes, sinon choquantes. Bovitude ou bravitude de ces acteurs du bombardement de Dresde ? Les deux mon Colonel. Le mal, à savoir la vitrification d’une ville et de ses habitants, n’a-t-il pas engendré un bien, l’effondrement du régime nazi ? Le choix entre le bien et le mal, quand ce choix existe, est-il toujours binaire, clair et lumineux? Le mal n’est-il pas que le fruit de l’égoïsme et le bien la conséquence d’un acte altruiste ?

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Cher orateur, Votre procès de l’émocratie ne doit-il pas devenir un procès politique fait à ce mode de gouvernance ? Un procès à ce big brother soft qui se nourrit de notre énergie compassionnelle et de nos émotions négatives. Il n’y a pas d’émocratie sans médiacratie. Il n’y a pas de médiacratie, sans médiocratie. Il n’y a pas de médiocratie, sans la tyrannie de la peur, de l’angoisse et du vide. Dans son ouvrage prémonitoire, la tyrannie de la communication, qui date déjà de 1999, préhistoire de la révolution numérique, Ignacio Ramonet, nous avait alertés sur ces nouveaux et séduisants « opiums des masses », distrayant les citoyens, les détournant de l’action civique. Nous sommes au balbutiement de cette révolution culturelle qui connecte en permanence nos solitudes, qui nous brûle au vent de feu d’une information incontrôlable, envahissante et anxiogène. Tous les médias modernes et en particulier la télévision, l’ancêtre d’internet…, ont établi « insidieusement » une sorte d’équation informationnelle qui pourrait se formuler ainsi : « si l’émotion que vous ressentez en regardant le journal télévisé est vraie, l’information est vraie ». Le publiciste Christophe Lambert, dans un ouvrage plus récent de 2005, « la société de la peur », actualise la description de l’émocratie médiatique, qu’il appelle la grande communion passionnelle, en ces termes : « La logique économique l’emporte sur la réalité des faits. Bien sûr, la télévision n’invente pas l’actualité – on se souvient néanmoins de quelques dérapages – mais elle fait désormais de chaque événement un petit drame construit avec ses règles, ses codes et ses personnages. L’actualité du monde devient alors un immense divertissement, au sens pascalien du terme, qui distrait le spectateur de sa propre condition en lui offrant le spectacle organisé des malheurs ou de l’agitation qui l’entourent. De ces malheurs, de cette agitation, le téléspectateur ne retient plus que le récit et l’émotion qu’ils suscitent. Leur compréhension, elle, n’est plus une nécessité. Il ne comprend plus le monde, mais il jouit intérieurement du spectacle de son désordre ou de sa profusion ». Indigné, Jean-Luc Mélenchon, dans son brûlot intitulé « Qu’ils s’en aillent tous ! Vite la révolution citoyenne », et avec le talent oratoire qui est le sien, décrit la scène émotionnelle comme suit : « Au 20 heures, le téléspectateur subit une rude cure d’angoisse. Les valeurs dominantes du spectacle médiatique, ce sont : le sanglant, la méfiance de l’autre, le dégoût de soi. La forme est au service du fond. Des plans courts ! Pas le temps de raisonner. L’émotion plutôt que le raisonnement. Puis, la pulsion plutôt que l’émotion : le cul et la cogne. Ces produits sont placés en tête de gondole car ils scotchent l’attention. Tout cela rend impossible la production d’une pensée constructive. Mais comme l’a dit Monsieur Le Lay, le plus important c’est de préparer le « temps de cerveau disponible pour la pub »… » Déjà en 1996, le sociologue Pierre Bourdieu nous enseignait que la télévision « a une sorte de monopole de faits sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population ». La connivence entre le monde politique à la conquête du pouvoir, et le monde économique des médias a été patente à l’occasion des élections présidentielles en France de 2002. Christophe Lambert nous l’a décrit comme suit : L’insécurité est visible à tous les journaux télévisés. On n’entend plus parler que de cela. Un journaliste va interroger dans une bourgade reculée de France, qui n’a plus connu la moindre sécurité depuis le moyen-âge, une personne, manifestement inquiète. A la question du journaliste de TF1 : « Pourquoi avez-vous peur ?», la jeune femme avait répondu : « Avec tout ce que l’on voit à la télé, on a des raisons d’avoir peur ». « La boucle est bouclée, la peur représentée fabrique de la peur réelle, elle est à son tour réinjectée dans les tuyaux cathodiques. Le lendemain de l’élection présidentielle, l’insécurité avait disparu des journaux télévisés. Elle n’existait plus. » Dans un ouvrage passionnant intitulé « Le temps des victimes », Caroline Eliacheff, psychanalyste, et notre confrère Maître Daniel Soulèz Larivière, opèrent la jonction entre l’émocratie et la victimisation. La médiatisation des catastrophes et de tous les grands malheurs a révélé que l’unanimité compassionnelle était en train de devenir l’ultime expression du lien social. Ces auteurs soulignent que la compassion est devenue une qualité première pour un homme politique. « L’homme politique doit montrer qu’il est avant tout un être humain comme les autres, que son souci de l’autre prime sur l’intérêt de l’Etat, et, bien sûr, sur ses ambitions personnelles. Il se doit d’être simple, en manifestant naturellement son humanité ». La médiacratie et l’émocratie nous condamnent à n’être que des héros de l’ordinaire, et du superficiel quand bien même, très accessoirement, on a la charge de présider aux destinées d’un pays. En tant que spectateur, nous nous nourrissons du divertissement de la souffrance. Notre émotion compassionnelle nous pousse à nous identifier à la victime, à être en « co-souffrance » avec elle. Ce spectacle permanent de la souffrance réelle ou ressentie dont l’exploitation est médiatiquement orchestrée nous immobilise dans une crise de catatonie civique, nécrose notre esprit critique, provoque notre apathie à tout, nous résigne à l’égoïsme. « Bon sang ma bonne dame, et si tous ces malheurs nous arrivaient, protégeons-nous. Vous savez Marine, c’est mieux que son père ». La victimisation, écrivait Pascal Bruckner en 1995 dans « La tentation de l’innocence », est la version doloriste du privilège. La victimisation, c’est aussi la remise en cause de la fatalité dans un monde où il n’y a plus que des créanciers privilégiés. Caroline Eliacheff et Daniel Soulèz Larivière synthétisent leur pensée en ces mots : « Ce nouvel individualisme s’exprime dans la formule « la collectivité me doit tout et je ne lui dois rien ». » Et dans ce nouveau monde où les dominants dominés ne sont plus unis que par un lien compassionnel, c’est la justice qui fait office de souffre-douleur. Dans ce monde merveilleux, les hommes politiques se bousculent au chevet de la victime qui se voit ainsi reconnue dans sa singularité compassionnelle, et c’est la justice qui est désignée par les deux comme responsable de n’avoir pu éviter la fatalité, le destin malicieux. Quelle quiétude pour tout pouvoir cette gouvernance de bovidés, on peut tout leur faire, ils demeurent immobiles et résignés dans les torpeurs cathodiques des émotions négatives. La glande lacrymale est plus souhaitée que notre intelligence, au quotient intellectuel, on préfère le quotient émotionnel, qui titille nos émotions négatives. Mon cher Orateur, « Mais allô quoi » ! Est-ce bien cela le héros de notre temps, la victime ordinaire, apathique et pleurnichante ? Supportez-vous le vacarme du vide, de l’immobile et de la superficialité ? Laissez-moi à croire et à penser qu’il y a du temps de cerveau pour la révolte adolescente de votre jeunesse prolongée. Je compte sur votre génération pour nous libérer de la condamnation du notre temps de cerveau consacré « au feuilleton du rien, passion inassouvie des temps modernes ? »

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Mon cher Orateur, Puis-je vous inviter à penser avec moi que la sortie du tunnel de l’égoïsme ne se fera que par la reconstruction d’un lien social autre qu’un lien compassionnel. Appelons à la barre Jean-Jacques Rousseau, et son contrat social, faisons témoigner Emile Durkheim et son lien social, pour reconstruire, avec une mentalité conquérante et positive, une fraternité, une communauté d’intérêts, pour se réapproprier la conscience d’appartenir à la même humanité, celle composée des êtres semblables et solidaires. Il n’y a pas de solidarité sans un objectif commun, comme peut-être celui du redressement économique d’une région, notre région, la sauvegarde d’un métier ou d’une profession, notre profession, d’un service public, la construction d’un avenir non anxiogène. C’est à vous et à votre génération d’inventer le plan Marshall 2.0 du vivre ensemble ? Ma génération n’a vécu que la crise des valeurs et des idéologies. Elle n’aura que la possibilité de pousser un cri d’alarme, et de fixer l’objectif, c’est la vôtre qui aura la haute charge de fixer le contenu concret du nouveau lien social. Nous pouvons vous débarrasser des fausses idoles, à vous de nous enchanter avec un héros moderne. A nous la volonté politique, à vous de marquer l’essai. Dans un monde où il n’y a plus que des créanciers, la science des devoirs qu’est la déontologie apparaît bien ringarde, mais en définitive n’est-elle pas salvatrice et ne pourrions-nous pas nous fonder sur ces valeurs qui nous obligent à vivre ensemble, au titre de la confraternité, dont le respect, la loyauté, la dignité, pour nous inspirer le tissage des maillons d’un renouveau social qui nous conduira vers la bienveillance et la solidarité ? Je ne vais pas paraphraser ici la remarquable matinée consacrée à l’éthique de l’avocat, les valeurs morales de l’avocat étant son engagement.

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Cher Orateur, Votre beau discours que vous avez exprimé avec votre art de décaler les sons que débite votre bouche, m’autorise à parler dans la continuité de l’acte de solidarité comme renouveau du lien social, d’une question d’actualité qui touche au monde judiciaire. La plaine judiciaire est sèche, une étincelle, et c’est l’incendie ! Grève partielle de l’aide juridique en mai-juin 2012. Grève des experts judiciaires en juin 2012. Grève totale de l’aide juridique en septembre 2013. Grève des médecins des prisons en octobre 2013. Tandis que les fondements de l’accès à la justice s’effondrent, TVA comprise. Tandis que le projet de la mesure de la charge de travail s’effondre laissant sans réponse l’objectivation des besoins réels en magistrats, greffiers et membres du personnel. Tandis que l’arriéré judiciaire ne s’effondre pas. Tandis que le fonctionnent des greffes s’effondre. Tandis que la façade d’un Palais s’effondre, ….et très accessoirement le parquet du bureau du bâtonnier à Liège. Tandis que l’état fédéral s’effondre, attendant sa mise à mort. Constatons avec l’orateur l’état d’esprit commun des acteurs de la justice, magistrats, greffiers, personnel judiciaire, avocats, experts judiciaires, médecins des prisons et tous les autres : l’apathie, la torpeur, la résignation rageuse, la démobilisation, l’inquiétude totale sur l’évolution des choses. Il faut dire que l’on peut tout faire au service public de la justice, qui est une bonne fille. Le principe de dignité et de délicatesse a bon dos, prétexte à ne jamais réagir. Quand les avocats font grève, ils prennent la précaution de ne gêner personne ou si peu et 5 jours maximum. La manière dont la justice est rendue devient problématique à un point tel que l’on doit se demander si la justice est encore rendue lorsqu’on lui impose la culture de la performance, de l’économie et de l’austérité budgétaire. N’y a-t-il pas un moment où le devoir de réserve doit laisser la place à un devoir de responsabilité. Cher orateur, n’y a t’il pas non assistance à service public en danger, et les responsables du SPF justice, n’est-ce pas votre Simon sur le quai de la gare qui prend le train pour Bruxelles pour une réunion sur la mesure de la charge de travail. N’est-il pas temps de tous se mettre autour d’une table pour un état des lieux du monde judiciaire et convoquer tous ses acteurs à des états généraux de la justice, dont le barreau sera le porte parole. Sans démagogie, sans effets défouloirs, il est possible de faire l’inventaire du service public de la justice, à tout le moins au niveau du ressort qui est l’épaisseur géographique minimale. Ce tour de table pourrait faire la synthèse sur les sujets de l’adéquation des hommes et des moyens, juridiction par juridiction en termes de cadres de magistrats, de greffiers et de personnel judiciaire. Ce tour de table pourrait responsabiliser la magistrature et le barreau sur la résorption de l’arriéré local en prenant appui sur la mobilité promise par cette réforme perfectible, en cassant les conservatismes de chaque acteur. Ce tour de table permettrait de conscientiser tous les acteurs de la justice à son accès. L’accès à la justice, ce n’est pas que l’affaire des avocats. Quand le justiciable ne peut plus être entendu par ses juges, comment va-t-il faire valoir son besoin de justice ? Le barreau doit à cet égard faire preuve de pédagogie, de transparence, expliquer l’aide juridique, comment on la délivre, comment on la refuse, comment elle est contrôlée strictement, quand et comment le barreau est indemnisé de ses prestations. Enfin, et c’est cela l’essentiel, l’inventaire des besoins serait l’œuvre de la communauté judiciaire elle-même, des gens d’en bas. Cette volonté de modernisation viendrait des acteurs eux-mêmes, et non d’un impérium idéologique qui véhicule des valeurs de management qui ne sont pas acceptables culturellement et qui sont inadaptées aux contingences locales. Se débarrasser de la pénurie des moyens en confiant sa gestion à la magistrature managériale, c’est évidemment un jeu de dupe. Et puis cette prise en mains de notre destin commun ne peut pas faire l’impasse sur une réflexion sur le transfert des compétences et des moyens de l’Etat fédéral en matière de justice aux régions et communautés.

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Cher orateur, La justice a donc aussi ses problèmes de bovitude. Les états généraux de la justice étaient pour moi l’exercice appliqué à votre enseignement. Permettez-moi un dernier mot, participer à l’acte de justice, la rendre, c’est avant tout un acte politique, d’organisation de la cité, la justice est le thermomètre des souffrances de la société, et comme vous l’avez dit, il y a un moment où on ne peut plus se taire. La politique c’est aussi l’art du possible, à la condition qu’il y ait une volonté, une volonté commune à tous ses acteurs. Il faut vouloir, ce qui suppose un dépassement de ses corporatismes, et parfois un grain de folie. Cher orateur, Je vous laisse gouter la maxime de François de la Rochefoucauld « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit.». Je vous remercie pour votre attention. Maître André Renette, Bâtonnier de Liège, Liège, le 15 novembre 2013.