Allocution prononcée par le Bâtonnier Eric Lemmens à l'occasion de la séance solennelle de rentrée de la Cour d'appel de Liège le 3 septembre 2012

Discours
 width=Monsieur le Premier Président, Permettez-moi, cette année encore, au nom du barreau de Liège mais aussi de tous les barreaux du ressort de votre Cour, de vous remercier. Il est ainsi offert au barreau d’exprimer ses préoccupations mais aussi ses convictions relatives au fonctionnement de l’institution judiciaire pour l’année judiciaire nouvelle. Cette expression conjointe du siège, à travers votre discours, du Parquet général à travers le discours de Monsieur le Procureur général, et du barreau, constitue le gage de ce souhait partagé qui nous unit : nous œuvrons chacun pour tendre vers la meilleure justice possible dans l’intérêt bien compris de l’Etat de droit, et dès lors aussi dans l’intérêt bien compris de chacun des citoyens et des justiciables de cet Etat. « L’avocat est indépendant, la parole du Parquet est libre, et le Magistrat du siège est inamovible ».  Il me plaît Monsieur le Premier Président, de rappeler en ces temps quelque peu troublés, les mots que je prononçais il y a une année déjà.  C’est lorsque le vent se lève qu’ils font sens et s’incarnent, qu’ils permettent aux tribunaux et aux cours de prononcer des décisions respectueuses du droit, égales pour tous, et impartiales.   Monsieur le Procureur général, Mesdames et Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs les Conseillers, Mesdames et Messieurs les Avocats généraux et Substituts du Procureur général, Mesdames et Messieurs les Greffiers, Mesdames et Messieurs en vos titres et qualités, Mes chers Confrères, L’année judiciaire qui commence verra peut-être, verra sans doute, se concrétiser l’un des projets les plus importants pour la justice parmi ceux développés au cours de ces dernières années : la réforme du paysage judiciaire. Cette réforme, j’en ai la conviction, est souhaitable. Elle est souhaitable parce qu’à l’évidence aujourd’hui, tant les moyens de communication que les moyens de déplacement, ont changé. Elle est souhaitable parce que la rareté des moyens dont l’Etat dispose, en toutes ses compétences et non seulement pour ce qui concerne la justice, impose d’utiliser au mieux ceux-ci pour que demain une justice de qualité puisse encore être rendue. Elle est souhaitable certes, mais encore faudra-t-il qu’elle soit réussie. Elle sera réussie si elle ne se veut pas outrancière ou radicale, si des lieux d’audience décentralisés demeurent, si elle entend rester proche des justiciables et accueillante. Elle sera réussie si elle est ambitieuse, si elle dépasse la simple transformation de la carte judiciaire, de peu d’intérêt à elle seule, et si elle ouvre la voie à l’élargissement de la spécialisation des magistrats, tant du siège que du parquet, laquelle est gage, avec la spécialisation des avocats, d’une justice efficace, rapide et de qualité. Car quelle que soit la qualité des magistrats, laquelle est bien entendu indépendante de la taille des arrondissements, il ne peut y avoir aujourd’hui dans un arrondissement de taille réduite, ni place pour un tel magistrat spécialisé ni contentieux qui le nourrirait et justifierait sa spécialisation mais aussi sa formation continuée. Elle ne sera réussie, encore, que si les montants importants économisés ici et là sont, pour une part significative, maintenus au budget du Ministère de la Justice précisément pour assurer la spécialisation, la mobilité, le recrutement significatif des magistrats et du personnel des greffes et des parquets, et l’informatisation de la justice. Parmi les 10 priorités pour la justice que l’OBFG mettait en exergue il y a non moins de 30 mois, figuraient notamment : l’informatisation, la nomination des magistrats, des greffiers et du personnel, la réorganisation du paysage judiciaire et le Tribunal de la famille. Nous y sommes. La Ministre de la Justice et le Gouvernement sont au pied du mur. Nous sommes au pied du mur. Car cette réforme ne se fera pas sans nous et nous devons, chacun, nous faire entendre pour espérer fonder sur ce projet les assises solides que requiert aujourd’hui d’urgence la sauvegarde d’une justice égale pour tous, accessible à tous, et digne d’un Etat de droit impartial et responsable. Le 23 août dernier, la Ministre de la Justice a donné le coup d’envoi d’un projet - encore un - d’informatisation de la justice. Le projet est doté d’un budget de 7,5 millions d’euros.  Gageons que ce sera le bon, il n’en est que grand temps.   Gageons aussi qu’il y a là le signe d’une réelle volonté politique.  Parions enfin qu’il ne s’agit que de l’une des pierres de l’édifice à venir, tant la justice reste, aujourd’hui encore et depuis longtemps, ainsi que l’écrivait Monsieur Jean-Claude Matgen, un chantier béant. Je ne peux, enfin, aborder la question de cette réforme du paysage judiciaire sans dire un mot de l’avenir des barreaux. J’entends, et je comprends, l’inquiétude de certains barreaux face à un avenir incertain. J’entends, et je comprends, les arguments qui sont les leurs, la liberté qu’à bon droit ils revendiquent, et les craintes qui sont les leurs à l’égard de leur survie économique. Je veux redire que l’avenir s’écrira avec eux, dans le souci constant du dialogue et de la recherche du plus grand intérêt collectif possible. Permettez-moi de rappeler ce que je disais dans cette salle en juin dernier, à l’occasion de l’assemblée générale de l’Ordre : « J’y vois (…) pour les barreaux une occasion à saisir. C’est que les barreaux ont intérêt à disposer d’une taille critique suffisante qui leur permette (…) de disposer des ressources nécessaires au fonctionnement idéal des Ordres dans l’intérêt commun (…). Vous connaissez mon attachement au barreau citoyen. L’avocat s’inscrit dans un tissu économique et social de relative proximité avec les citoyens et les autorités de son arrondissement. Cette relation doit être entretenue et sera renforcée par le professionnalisme et l’investissement total des élus. Avec des barreaux de bonne échelle, la voix des avocats dans le concert politique sera plus forte, plus audible, plus structurée.  Pour reprendre une expression qui m’est chère (…) : n’ayons pas peur. N’ayons pas peur, ni nous, ni les avocats des plus petits barreaux qui conserveront leur spécificité et leur ancrage local même si le barreau auquel ils appartiennent aujourd’hui s’élargit, et qui bénéficieront eux aussi à leur tour d’une structure des Ordres professionnelle et forte qui sera chaque jour à leur service et au service de leurs intérêts collectifs et citoyens. A qualité égale, et elle est égale bien entendu, ils conserveront leurs clients qui n’auront pas le moindre intérêt ni la moindre envie de se déplacer vers la plus grande cité pour assurer la défense de leurs intérêts. Sans quoi, ils le feraient déjà aujourd’hui, car ce n’est pas la structure du barreau qui fait la clientèle de l’avocat, c’est la qualité de celui-ci. Faut-il rappeler des exemples fameux d’avocats de renom dont le cabinet est établi hors de toute ville, petite ou grande ?  Les barreaux doivent saisir la chance que leur offre cette réforme des arrondissements judiciaires car pour l’heure le gouvernement nous en laisse la liberté. Je sais, je veux croire que nous serons à la hauteur de cette liberté qui, si elle tient sans doute plus du désintérêt que de la bienveillance, n’en est pas moins une liberté réelle. »   

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Réformer la justice, et ce n’est pas sans incidence sur l’allocation des moyens, c’est aussi réfléchir à la politique pénale, et en particulier à la question des prisons. Tant le barreau que la magistrature sont les gardiens vigilants de nos libertés, et les voies de cette sauvegarde passent notamment par la politique de poursuite et de répression. Xavier Lameyre, vice-président chargé de l’application des peines au Tribunal de Grande Instance de Paris, professeur de criminologie et de pénologie à l’Université de Paris II, s’inquiète toutefois de la démesure pénale et rappelle que « la prison est toujours l’école du crime » (in Le Monde, 11/8/2012, page 3). Selon lui, la démesure pénale est « (…) la prolifération incessante des "armes" pénales sans diminution réelle de la délinquance.  Depuis une vingtaine d’années, la politique pénale se caractérise par une impressionnante inflation : toujours plus d’infractions créées, toujours plus de circonstances aggravantes inventées et toujours plus d’emprisonnements prononcés, toujours plus longs. » Partant du constat, que nous pouvons me semble-t-il partager, que ce n’est pas parce qu’il y a plus de délinquance qu’il y a plus de personnes en prison ; que, autrement dit, l’inflation de l’emprisonnement ne trouve pas sa source dans une inflation corrélative de la délinquance, il propose un renversement radical de la logique répressive actuelle, et suggère que la probation passe avant la prison. Il est, selon Xavier Lemeyre, « (…) urgent de changer de politique pénale et de ramener la prison à sa juste place répressive. Si les trois quarts des patients d’un hôpital en sortaient porteurs de maladies nosocomiales ou rechutaient peu de temps après leurs soins, laisserait-on longtemps ouvert cet hôpital ? »  Et de conclure, après avoir rappelé que la prison moderne n’est devenue une référence que dans le code pénal de 1810, que : « Deux siècles plus tard, il n'est pas déraisonnable d'imaginer que, pour les infractions les plus courantes et les moins graves, la probation, le travail d'intérêt général ou le port d'un bracelet électronique deviennent les peines de référence d'un Etat de droit soucieux de la dignité des personnes ». J’aborde ici une question de fond qui mérite réflexion à plusieurs titres. Elle mérite réflexion au regard de la réponse pénale qu’un Etat démocratique moderne se doit d’apporter au XXIè siècle à chaque forme de délinquance ou de déviance, eu égard notamment aux moyens technologiques qui sont aujourd’hui à sa disposition. Elle mérite réflexion parce que non seulement la construction des lieux d’emprisonnement a une limite géographique, mais encore parce qu’elle a montré son incapacité radicale à satisfaire à un prétendu besoin, dans la mesure où par un appel d’air systématique, chaque place créée est aussitôt occupée, en sorte que la surpopulation carcérale ne trouve aucune issue. Elle mérite réflexion enfin parce que les milliards d’euros consacrés à l’emprisonnement en termes d’infrastructure et de personnel pourraient trouver demain une utilité sociale plus grande encore s’ils étaient consacrés pour partie à la resocialisation et à la réinsertion des délinquants, à l’exécution des peines, à l’aide aux victimes, et au fonctionnement même de l’appareil judiciaire. Si la prison est toujours l’école du crime, c’est la société dans son ensemble qui pourrait peut-être s’en trouver mieux tant l’institution judiciaire mais aussi la réponse à toutes les délinquances sont au cœur du vivre ensemble et du bien-être commun.  

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Permettez-moi par ailleurs un mot de la réforme de l’aide juridique, et de son financement. Le barreau a été contraint de mener un combat bref mais difficile en mai et juin derniers, pour assurer avant tout au profit de chacun, et notamment des plus démunis, un accès réel au droit et à la justice. La route pour un accès égal est quant à elle encore longue. Je tiens à remercier ici Mesdames et Messieurs les magistrats, du siège et du Parquet, qui pour la plupart ont compris les enjeux et notre détermination, et ont fait montre de bienveillance à l’égard des désagréments que notre mouvement devait nécessairement engendrer. Si nous ne voulons pas être confrontés aux mêmes difficultés, malheureusement encore aggravées, en 2013, une réforme d’ensemble de l’aide juridique doit être réalisée d’urgence.  Les travaux entrepris cet été sous l’égide de la Ministre de la justice sont un premier pas, mais ne nous y trompons pas : sans décision radicale à bref délai, nous serons demain face à un gouffre financier dont les justiciables les plus démunis seront une fois encore les premières victimes. Ce n’est pas d’une revendication corporatiste dont il est question, mais d’une attention particulière afin que chacun puisse bénéficier demain de cet accès aussi égal que possible au droit et à la justice, garanti par l’article 23 de la Constitution.  

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Je voudrais terminer d’un mot au sujet du déménagement des juridictions, des greffes et des parquets vers les nouvelles annexes du palais. Nous les avons attendues longtemps, il nous faut maintenant les faire vivre. Le déménagement qui s’est déroulé tout au long de l’année judiciaire qui vient de s’achever fut un travail prométhéen. Pour les magistrats qui devaient organiser leurs cabinets, leurs audiences ou leurs juridictions.  Pour le personnel administratif des greffes et des parquets qui a dû faire fonctionner l’institution judiciaire tant avant qu’après le déménagement. Pour Messieurs les Premiers Présidents de la cour d’Appel et de la cour du Travail qui ont dû concevoir et exécuter une organisation entièrement nouvelle dans le respect et le plus grand intérêt des membres de l’Ordre judiciaire et des justiciables. Le travail accompli est à ce jour un succès presque complet. Tout au long de cette année, le barreau a été associé à la marche quotidienne et aux grandes décisions avec ponctualité, courtoisie et attention. Je tiens à en remercier tout particulièrement Monsieur le Premier Président Dewart et Monsieur le Premier Président Hubin, de même que Monsieur le bâtonnier Gothot qui a accepté d’assumer cette tâche pour l’Ordre.  

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Les barreaux du ressort de la Cour et moi-même vous remercions, Monsieur le Premier Président, de votre invitation. Quant à moi, je vous remercie, Mesdames et Messieurs, de votre attention.   Le Bâtonnier de l’Ordre, Eric LEMMENS