La responsabilité de l’entreprise à l’égard de ses clients et fournisseurs lors d’un délestage consécutif à une pénurie d’électricité

Maître Benoît Lecarte, avocat

La force majeure, le cas fortuit et la cause étrangère libératoire

L’inexécution d’une obligation contractuelle (livraison de biens ou de services, production,…) n’engage en règle générale pas la responsabilité contractuelle du prestataire défaillant lorsque l’impossibilité d’honorer le contrat est la conséquence d’un cas fortuit ou d’un cas de force majeure[1].

Le cas fortuit est défini comme étant l’événement indépendant de la volonté humaine, que l’homme n’a pu ni prévoir ni prévenir[2]. Il s’agit donc d’un événement imprévisible et irrésistible, exempt de toute faute du débiteur.

En matière contractuelle, l’hypothèse de la survenance d’un cas fortuit est notamment évoquée aux articles 1147 et 1148 (dispositions générales), 1245 (paiement), 1302 (perte de la chose due), 1789 (contrat d’entreprise), 1929 et 1933 (dépôt) du Code civil.

En matière contractuelle toujours, la prévisibilité de l’événement qui pourrait être qualifié de force majeure doit s’apprécier au moment de la conclusion du contrat.[3]

Les conditions générales de vente évoquent habituellement, au titre de cas fortuit, la grève, les guerres, les épidémies, les restrictions d’énergie ou l’injonction des autorités (« le fait du prince »).

Pour qu’il s’agisse d’un cas fortuit, il faut donc que ces événements ainsi que les conséquences qu’ils peuvent avoir sur la réalisation des prestations prévues par le contrat soient imprévus et imprévisibles[4].

Un même événement pourrait, en raison des circonstances de sa survenue, être qualifié ou non de cas fortuit : par exemple, un orage exceptionnel et imprévu accompagné de vents violents ayant emporté un chapiteau pourrait être considéré comme un cas de force majeure. Le même incident, provoqué cette fois par des circonstances météorologiques annoncées et conformes aux normes de saison pourrait ne pas être retenu comme cause étrangère libératoire[5].

Obligation de moyen vs obligation de résultat

La nature de l’obligation en cause détermine les règles de la charge de la preuve :

  • S’il s’agit d’une obligation de résultat, le créancier pourra se contenter de démontrer que l’obligation n’a pas été exécutée, à charge pour le débiteur de prouver le cas échéant que son défaut est la conséquence d’une cause étrangère libératoire.

  • S’il s’agit d’une obligation de moyen, c’est au créancier de l’obligation qu’il appartiendra de démontrer que l’inexécution du contrat est la conséquence de la faute de son cocontractant.

En d’autres termes, le débiteur éprouvera de plus grandes difficultés à se décharger de sa responsabilité contractuelle si le contrat lui impose une obligation de résultat (par exemple le respect d’un délai de rigueur).

S’agissant d’un cas fortuit, le débiteur devra démontrer sa survenance, son imprévisibilité et l’impossibilité qui en découle d’exécuter ses obligations contractuelles.

 

Le risque de pénurie et le plan de délestage

Qu’en est-il de l’impossibilité d’honorer un contrat en raison de coupures de courant ?

La fourniture d’électricité en Belgique dépend de nombreux acteurs.

La construction ou la poursuite de l’exploitation des centrales nucléaires, le développement de l’éolien, du photovoltaïque et d’autres modes de production d’électricité sont déterminés par les choix politiques en matière d’énergie.

Les producteurs d’électricité sont chargés de l’alimentation de leurs clients selon les besoins du marché.

Le gestionnaire de réseau de transport d’électricité (ELIA[6]) s’assure de l’adéquation entre la production (le cas échéant étrangère) et la consommation, et de l’entretien du réseau.

L’augmentation de la consommation, qui pourrait actuellement ne plus être compensée par une augmentation de la production d’électricité, entraîne un risque de pénurie ayant nécessité l’adoption d’un plan de délestage.

L’article 312 de l’Arrêté Royal du 19 décembre 2002 (M.B. 28 novembre 2002, p. 58471) prévoit des mesures de « sauvegarde » en vue d’assurer la « sécurité, la fiabilité ou l’efficacité du réseau ».

Le gestionnaire de réseau est autorisé à « modifier ou interrompre les prélèvements selon le plan de délestage ». Ce plan est fixé par l’Arrêté Ministériel du 3 juin 2005 (M.B. 18 août 2005, p. 36274).

Ce plan prévoit notamment la manière dont les zones qui subiront ce délestage seront déterminées, et la publicité qui doit être assurée avant la mise en œuvre du plan auprès des gestionnaires de réseau et des clients.

Concrètement, des avis au public et aux entreprises sont diffusés par la presse[7], afin d’avertir les consommateurs de la nécessité d’actionner le plan de délestage, ce qui signifie que certaines zones[8] seraient privées de fourniture d’électricité pendant une période déterminée.

Certains acteurs économiques pourraient donc être privés de fourniture d’électricité pendant une période déterminée, ce qui aura un impact direct sur leurs activités, qu’elles soient industrielles, artisanales, commerciales ou de service.

Absence de cas fortuit ?

Compte tenu du préavis qui précèdera obligatoirement la mise en œuvre du plan de délestage,  une interruption de la fourniture d’électricité qui serait la conséquence de la mise en œuvre de ce plan constituerait-t-elle encore un cas fortuit permettant à l’entreprise qui prétend que l’exécution des obligations contractuelles telle que prévue par le contrat (délai strict au-delà duquel l’exécution n’aurait plus d’intérêt pour le créancier, par exemple) est devenue impossible, de s’exonérer de sa responsabilité, ainsi que le prévoient le cas échéant les conditions générales ?

Pour conserver son effet libératoire, l’événement qualifié de force majeure doit avoir rendu impossible l’exécution du contrat. Il ne suffit pas que l’exécution du contrat soit rendue plus difficile, mais il faut que l’obstacle soit insurmontable[9] et qu’il n’y ait aucune faute dans le chef du débiteur.

Le créancier de l’obligation contractuelle ne peut-il attendre de son débiteur qu’il veille à s’assurer une certaine autonomie en installant, par exemple, un générateur de secours, ou en déplaçant sa production sur un autre site qui ne serait pas affecté par les coupures d’électricité ?

La Cour de Cassation estime à ce propos que la circonstance qui rend l’exécution de l’obligation non pas impossible mais simplement plus onéreuse ne constitue pas un cas fortuit.[10]

Cette obligation de précaution doit être appréciée raisonnablement, et dépendra des caractéristiques du contrat. Ce qui sera examiné, c’est la possibilité pour le débiteur de l’obligation de remédier à un événement « en restant dans les limites de l’obligation de diligence qui pèse sur lui »[11]

Toute entreprise ne sera pas nécessairement en mesure de consentir d’importants investissements pour se prémunir du risque (théorique) de pénurie d’électricité.

La prudence recommande à tout le moins un examen attentif des conditions générales, lesquelles pourraient être amendées ou complétées afin de tenir compte d’une situation originale et potentiellement source de difficultés et de conflits dans le cadre des relations commerciales.

 

[1] Article 1148 du Code civil : « Il n'y a lieu à aucun dommages et intérêts lorsque, par suite d'une force majeure ou d'un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit ». Il faut souligner que les concepts de « force majeure », « cas fortuit » et « cause étrangère libératoire » n’ont pas toujours eu exactement les mêmes contours, dans la jurisprudence et la doctrine. (Voir notamment J. VAN ZUYLEN, « La force majeure en matière contractuelle : un concept unifié ? Réflexions à partir des droits belge, français et hollandais », R.G.D.C. 2013, n°8, p. 406 et s.). Pour la clarté de ce bref exposé, le vocable cas fortuit sera retenu.

[2] Cass., 8 janvier 1981 (RG 6240), 28 novembre 1984, Pas. 1985, I, p. 390 et 18 septembre 2000 (RG S000016NT).

[3] GERMAIN, PLASSCHAERT, VAN ZUYLEN, L’exécution des obligations contractuelles, in Obligations, Traité théorique et pratique, II.1.6-107, KLUWER

[4] GERMAIN, PLASSCHAERT, VAN ZUYLEN, L’exécution des obligations contractuelles, in Obligations, Traité théorique et pratique, II.1.6-106, KLUWER

[5] Liège (7ème ch.), 5 octobre 2001, R.G.A.R., 2003, n° 13.705. Voir également Anvers (4ème ch. Bis), 26 février 2007, J.P.A. 2008, liv. 1,

[7]  Article 2.3.5 de l’annexe à l’A.M. du 3 juin 2005 : « Les mesures prises par le gestionnaire du réseau de transport, sont communiquées par lui, par la voie la plus rapide, aux clients raccordés au réseau de transport et aux gestionnaires des autres réseaux reliés directement ou indirectement au réseau de transport qui sont intéressés par ces mesures. Ces gestionnaires des autres réseaux informeront, le cas échéant, les clients raccordés à leurs réseaux. Le gestionnaire du réseau de transport et les autres gestionnaires des réseaux concernés publieront également ces mesures sur leur site web. Les délais nécessaires pour ces communications et ces publications ne peuvent pas suspendre ou retarder l'application de ces mesures. »

[10] Cass., 23 février 1967, Pas., 1967, I, 782

[11] P. VAN OMMESLAGHE, Droit des obligations, Tome 2, Bruylant 2010 p. 1386