Premier engagement : une exonération de cotisation à vie ?

Maître Gaëlle Jacquemart, avocate

C’est de manière très large mais parfois incomplète et souvent imprécise que la presse a relayé l’information concernant les nouvelles réductions structurelles de cotisations de sécurité sociale. Nous vous proposons dès lors de faire le point sur ces dispositions et sur leur implication à court et moyen terme.

  • Contexte

 

Depuis 1982, le législateur a successivement adopté des mesures de réduction de cotisations de sécurité sociale patronales sur les premiers engagements afin de susciter la création d’emplois par des PME. Au fil du temps, ces mesures se sont renforcées aussi bien au niveau du nombre et du type d’engagements concernés (au départ limité à l’engagement d’un demandeur d’emploi) que des montants des réductions octroyées. Ces mesures ne concernent que le secteur privé.

 

L’une des mesures phare de notre actuel gouvernement dans le cadre de son tax shift a été d’annoncer à grands cris l’exonération totale et à vie des cotisations de sécurité sociale patronales sur le premier travailleur engagé.

 

La loi du 26 décembre 2015 a étendu les réductions de cotisations de sécurité sociale aux six premiers travailleurs engagés (en lieu et place de cinq précédemment).  Cette disposition légale a été publiée au Moniteur Belge du 30 décembre 2015 et est entrée en vigueur le 1er janvier 2016.  Elle est donc effective.

 

Le montant des exonérations doit par contre être prévu par un arrêté royal toujours en projet à ce jour. Le présent commentaire est donc fait sur base du projet d’arrêté royal non encore adopté et donc sous réserve de modifications.  Compte tenu des remarques négatives émises, tant par l’ONSS que par les représentants des travailleurs au sein du CNT, il n’est pas impossible que le texte soit - à court ou moyen terme - modifié.

 

  • Quelles réductions ?

 

En l’état actuel du projet d’arrêté royal, l’employeur qui engage ses premiers travailleurs au cours de la période courant du 1er janvier 2016 au 31 décembre 2020 peut bénéficier des réductions suivantes :

 

Du 1er au 6e travailleur

Du 1er au 5e trimestre

Du 6e au 9e trimestre

Du 10e au 13e trimestre

1er travailleur

Pas de cotisation patronale de base – sans limite dans le temps (les cotisations sectorielles restent dues)

2e travailleur

1.550,00 EUR

1.050,00 EUR

450,00 EUR

3e travailleur

1.050,00 EUR

450,00 EUR

450,00 EUR

4e travailleur

1.050,00 EUR

450,00 EUR

/-

5e travailleur

1.000,00 EUR

400,00 EUR

/-

6e travailleur

1.000,00 EUR

400,00 EUR

/-

 

 

  • Notion de nouvel employeur

 

La notion d’employeur s’entend au sens légal du terme, soit au regard de la personnalité juridique de la personne qui emploie, et ce conformément à l’article 343 de la loi-programme I du 24 décembre 2002.

 

Par ailleurs, conformément à l’article 353ter de cette même loi, le bénéfice de la réduction est conservé en cas de fusion ou d’absorption. Ainsi, en l’état actuel des textes légaux, après fusion de deux entités, une seule et même structure juridique pourrait en principe bénéficier de l’exonération des cotisations de sécurité sociale «premier travailleur engagé» pour deux personnes.

 

 

  • Notion de nouveau travailleur

 

Les travailleurs concernés par ces nouvelles mesures seront ceux engagés entre le 1er janvier 2016 et le 31 décembre 2020.  Pour les travailleurs engagés en 2015, des mesures transitoires sont prévues, avec une majoration du montant de la réduction octroyée mais non de la durée de celle-ci.

La notion de nouveau travailleur doit être entendue au sein de l’employeur (structure juridique distincte).

 

Cependant, l’article 344 de la loi du 24 décembre 2002 précise spécifiquement : « L’employeur visé à l’article 343 ne bénéficie pas des dispositions du précédent chapitre si le travailleur nouvellement engagé remplace un travailleur qui était actif dans la même unité technique d’exploitation au cours des quatre trimestres précédant l’engagement. »

 

Pour pouvoir parler d’un nouveau travailleur, l’entreprise devra non seulement examiner s’il y a un engagement nouveau au sein de sa structure, mais également vérifier si, au sein de l’UTE, l’effectif global est augmenté. Pour apprécier la notion d’unité technique d’exploitation, il convient de se référer à la loi du 20 septembre 1948 qui organise les élections sociales.  L’appartenance à une même UTE dépend de critères d’indépendance économique et sociale des entreprises. Ainsi :

  • sont révélateurs d’une dépendance économique : la similitude totale des activités, la comptabilité commune, la mise en œuvre des décisions prises par le siège social, le marketing commun, la politique en matière de prix, le service rendu à la clientèle, la direction commune, l’actionnariat commun ;

  • sont révélateurs d’une dépendance sociale : une politique du personnel et une administration commune, un recrutement centralisé, la même structure dans le personnel, l’application des mêmes commissions paritaires, le même secrétariat social, le même règlement de travail, l’organisation de fêtes du personnel communes,…

 

Cette question doit être analysée au cas par cas. Application concrète :

  • En 2015, l’entreprise A comptait 10 travailleurs, avec une période durant laquelle elle a compté 11 travailleurs soumis aux cotisations de sécurité sociale ordinaires.
     
  • Le 1er janvier 2016, l’entreprise B est créée ; cette entreprise fait partie de la même UTE que l’entreprise A (même direction financière, dénomination commerciale commune, siège social commun, même secrétariat social, …).
     
  • L’entreprise B ne pourra bénéficier de l’exonération « groupe cible 1er  engagement » pour son premier travailleur dès lors qu’il remplace un travailleur de l’employeur A. En effet, au cours des quatre trimestres qui précèdent son entrée en service, l’entreprise A a, à un moment donné, occupé 11 travailleurs alors qu’elle n’en occupe plus aujourd’hui que 10.

  • L’entreprise B ne pourra pas non plus bénéficier de la réduction « groupe cible pour 2e travailleur », dès lors que par définition, au cours du premier trimestre 2016, elle n’en occupe qu’un…

  • L’entreprise A ne pourra bénéficier d’aucune réduction « premiers engagements » dès lors qu’elle occupait déjà plus de 6 travailleurs au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle disposition.

 

Il résulte de cet exemple qu’il convient d’être particulièrement attentif avant de penser pouvoir prétendre automatiquement à la réduction « groupe cible 1er engagement » et ce d’autant que certains travailleurs, bien que non soumis aux cotisations patronales normales, entrent en considération dans l’appréciation de l’effectif des quatre trimestres précédant l’engagement.

 

L’appréciation doit se faire au niveau de l’UTE et il convient d’examiner le nombre maximum de travailleurs engagés au sein de l’UTE dans les quatre trimestres précédant l’entrée en service du nouveau travailleur.

 

  • Quelques conséquences de cette nouvelle mesure

 

En date du 15 décembre 2015, le CNT a rendu son avis sur le projet d’arrêté royal, non encore adopté à ce jour (avis n° 1964).

 

Si les organisations patronales se sont réjouies de la mesure, les représentants des travailleurs ont mis en exergue les différents abus auxquels elle pouvait conduire, soit notamment :

 

  • En l’état actuel des textes, des entreprises nouvellement créées pourraient bénéficier des réductions « groupe cible 1er engagements » pour ensuite fusionner et maintenir à vie l’exonération des cotisations de sécurité sociale sur le premier travailleur.
     
  • Cette exonération n’est pas individualisée ; l’employeur peut donc choisir à quel salaire il l’applique. Il est évident que dans ce cadre, il choisira de l’appliquer au salaire le plus élevé.
     
  • L’impact financier de la mesure ne semble pas avoir été analysé en profondeur.

Cette mesure implique de facto que des personnes physiques ont intérêt à passer en société pour engager une nouvelle personne et de la sorte, bénéficier de l’exonération de cotisations.

De même, des indépendants pourraient être tentés de faire passer leur aidant, conjoint aidant, ou eux-mêmes, sous un statut salarié pour bénéficier des avantages liés à une sécurité sociale plus complète dans le régime salarié, sans être tenus au paiement de la moindre cotisation de sécurité sociale.

 

L’ONSS a d’ores et déjà signalé que des contrôles seraient faits pour limiter les abus, notamment en ce qui concerne les fusions et scissions, ainsi que les passages d’indépendant au régime salarié pour bénéficier desdites exonérations.

 

Compte tenu de l’ensemble de ces remarques, il n’est pas impossible que le texte légal connaisse différentes modifications afin que des garde-fous soient mis en place.

 

 

  • Références légales

 

  • Loi du 26 décembre 2015, modifiant la loi du 24 décembre 2002 (art. 14, 15 et 16)
  • Projet d’arrêté royal modifiant l’arrêté royal du 13 mai 2003, pris en exécution de la loi-programme du 24 décembre 2002 (titre IV, chapitre 7)
  • Avis du CNT n° 1964 du 15 décembre 2015
  • Instructions transitoires de l’ONSS 2015/4 : www.socialsecurity.be