Créances nées de prestations de travail – quelle portée ?

Maîtres Edouard Franck et François Minon, avocats au barreau de Liège

Par la loi du 31 janvier 2009, le législateur entend mettre à disposition des entreprises en difficulté un outil efficace permettant leur redressement et la sauvegarde de leur activité et de l’emploi qui s’y rapporte. Cette loi sur la Continuité des entreprises (en abrégé LCE) a depuis lors fait couler beaucoup d’encre tant son application est sujette à interprétation.

Rappel de quelques notions

Un créancier sursitaire (titulaire de créances nées avant le jugement d’ouverture de la procédure) est extraordinaire si sa créance est garantie par un privilège spécial, une hypothèque ou est un créancier-propriétaire. Tout autre créancier sursitaire est ordinaire. Le créancier public n’est donc pas en principe un créancier sursitaire extraordinaire (sauf s’il a pris une inscription hypothécaire avant le jugement d’ouverture), car il ne bénéficie que d’un privilège général (non spécial).

Dans un plan, sauf son accord, la créance du créancier sursitaire extraordinaire ne peut être abattue, ni se voir soumettre des délais de paiement excédant 24 mois à dater du dépôt de la requête. Parmi les mesures les plus usitées dans les plans, les créances sursitaires ordinaires subissent des abattements et l’échelonnement de leur paiement (sur une durée maximum de cinq années à compter du jugement d’homologation).

Limites des mesures contenues dans les plans

Par une loi du 27 mai 2013, le législateur a tenté d’apporter certaines précisions  et a également adopté certaines nouvelles mesures qualifiées de mesures « anti-abus », en raison de certains excès commis.

Une des principales nouveautés est sans conteste l’insertion de certaines limitations aux mesures d’abattement des créances sursitaires contenues dans les plans de réorganisation judiciaire par accord collectif.

Parmi ces limitations, l’article 49/1 alinéa 4 LCE prévoit : « Le plan ne peut contenir de réduction ou d'abandon des créances nées de prestations de travail antérieures à l'ouverture de la procédure ». Son objectif est de protéger la seule créance des travailleurs. L’abattement de la créance de ces derniers était contesté, car il se heurtait à la loi sur la protection de la rémunération.

Créances nées de prestations de travail…

Cette nouvelle disposition a posé  rapidement  problème, notamment sur la signification de « créances nées de prestations de travail ».

Rémunération brute ou nette ?

Dans un premier temps, cette disposition, qui est une mesure dérogatoire, a fait l’objet d’une interprétation restrictive et les tribunaux ont homologué de nombreux plans qui ne l’appliquaient qu’à la rémunération nette du travailleur.

Difficultés d’application

Ensuite, sa combinaison avec l’article 49/1 alinéa 2 a posé des difficultés d’application.  Le prescrit de l’article 49/1 alinéa 2  prévoit : « Si le plan prévoit un traitement différencié des créanciers, il ne peut accorder aux créanciers publics munis d'un privilège général un traitement moins favorable que celui qu'il accorde aux créanciers sursitaires ordinaires les plus favorisés ».

Cela signifie-t-il que lorsqu’un plan porte notamment sur de la rémunération de travailleurs, plus aucun abattement des créances étatiques n’est possible ? En effet, les travailleurs sont des créanciers ordinaires, mais doivent être intégralement payés. Or, les créanciers publics ne peuvent être traités moins bien qu’un créancier sursitaire ordinaire…

Nous ne le pensons pas. Il s’agit d’une protection supplémentaire en faveur des travailleurs par rapport à tout autre créancier sursitaire ordinaire, à l’instar du créancier d’aliments, de la victime d’une faute délictuelle ou quasi délictuelle, ou encore de l’État dans le recouvrement des amendes pénales (évitant les impunités en raison des infractions commises) .

Quid du précompte professionnel et de l’ONSS ?

Un autre problème s’est rapidement posé. Les créanciers institutionnels, le SPF FINANCES et l’ONSS, entendent profiter de cette disposition, visant à protéger les travailleurs, pour obtenir un avantage identique à celui de ces derniers.

Le SPF FINANCES a rapidement défendu que cette disposition s’applique également au précompte professionnel, car celui-ci découle de la prestation réalisée par le travailleur. Ainsi, le SPF FINANCES défend la thèse suivant laquelle la disposition de l’article 49/1 LCE doit se lire comme s’appliquant non pas à la seule rémunération nette, mais à la rémunération brute.

Par un arrêt du 24 mars 2016, la Cour constitutionnelle semble avoir tranché la question au sujet du précompte professionnel.

Elle semble confirmer que la créance protégée par l’article 49/1 alinéa 4 LCE est la rémunération brute du travailleur, dont le précompte professionnel fait partie. Il est donc permis d’en  déduire que la même analyse pourrait également s’appliquer à la quote-part travailleurs (les 13,07%) des cotisations ONSS. Néanmoins, par un arrêt du 16 juin 2016, la Cour de Cassation (chambre néerlandophone) a confirmé que l’article 49/1 alinéa 4 LCE ne vise que les créances des travailleurs, à l’exclusion de la créance de l’État pour le paiement du précompte professionnel en lien avec les prestations de travail antérieures à l’ouverture de la procédure.

Nous constatons à présent que l’ONSS n’entend pas en rester là. Sur base de l’arrêt de la Cour Constitutionnelle, il soutient que le bénéfice de l’article 49/1 alinéa 4 LCE doit s’étendre aussi à la quote-part patronale des cotisations dans la mesure où celle-ci découle de la prestation réalisée par le travailleur. Sans prestation de travail, pas de cotisation sociale due…

Cette position extensive est critiquable, car :

  • elle serait contraire à la volonté du législateur qui, par l’adoption de l’article 49/1 alinéa 4 LCE, vise uniquement à défendre les intérêts des travailleurs. Or, le non-paiement des cotisations patronales est sans influence sur les droits du travailleur. Elle est également contraire à la position de la Cour de Cassation (chambre néerlandophone) dans son dernier arrêt.

 

  • La quote-part patronale des cotisations sociales ne fait pas partie de la rémunération du travailleur au sens de l’article 2 de la loi 12 avril 1965 sur la protection du travailleur. Cette cotisation patronale est un effet de la loi sur la sécurité sociale des travailleurs.
  • Ce raisonnement (basé sur la théorie de l’accessoire) aboutirait à ce que toutes les créances issues d’une prestation de travail entrent dans le champ d’application de l’article 49/1 alinéa 4 LCE (par exemple, des primes d’assurance-loi impayées , …).

 

Cette loi n’a donc pas fini de faire parler d’elle en raison des imprécisions qu’elle contient et des controverses - tant en doctrine qu’en jurisprudence- qu’elle suscite. De ce fait, il devient de plus en plus périlleux pour les débiteurs et les praticiens de se lancer dans cette procédure truffée de chausse-trappes.