Les spécifications techniques

Droit de l'entreprise

Me Jean-Luc Teheux, avocat au Barreau de Liège-Huy

Les spécifications techniques sont définies sous l’article 2, 44° de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics. En synthèse, il s’agit de l'ensemble des prescriptions techniques définissant les caractéristiques requises d’un matériau, d’un produit, d’une fourniture ou d’un service. Comme le rappelle l’article 53 § 2 de la loi du 17 juin 2016, leur détermination dans les documents du marché contribue à la mise en œuvre du principe de concurrence dès lors que leur emploi sous forme de performances, d’exigences fonctionnelles, de références à des spécifications techniques ou à une norme « est de nature à influencer un accès au marché égal pour tous les soumissionnaires »[1].  

Bien que dans leur formulation, l’adjudicateur dispose d’une large marge d’appréciation, justifiée par le fait que c’est ce dernier qui connaît le mieux le matériau, le produit, la fourniture ou le service dont il a besoin et qui est le mieux à même de déterminer les exigences auxquelles il doit être satisfait afin d’obtenir les résultats escomptés, la Cour de Justice de l’Union européenne a rappelé à plusieurs reprises que les principes d’égalité de traitement, de non-discrimination et de transparence revêtent une importance cruciale en ce qui concerne les spécifications techniques, eu égard aux risques de discrimination liés soit au choix de celles-ci, soit à la manière de les formuler. En effet, plus les spécifications techniques sont détaillées, plus le risque de voir les produits d’un fabricant donné être privilégiés est important[2].

Le débat porte donc principalement sur :

  • Les implications de la formulation adoptée par l’adjudicateur des spécifications techniques par référence ou norme : à ce sujet et quand bien même la formulation serait particulièrement exclusive, l’adjudicateur ne peut rejeter une offre au motif que les travaux, fournitures ou services offerts ne sont pas conformes aux spécifications techniques auxquelles il a fait référence ;  le législateur autorisant, depuis 2011, le soumissionnaire à prouver dans son offre, par tout moyen approprié, y compris les moyens de preuve visés à l'article 55, que les solutions proposées satisfont de manière équivalente aux exigences définies par les spécifications techniques. Arguant que la spécification technique formulée excluait la possibilité pour un soumissionnaire de démontrer que le produit proposé satisfaisait de façon équivalente à ses exigences, le Conseil d’Etat écarta le moyen de l’adjudicateur en adoptant un raisonnement reposant sur une solution alternative : 
  1. soit « la spécification litigieuse tolère une interprétation conforme l’ancien article 7 de l’AR du 14 juillet 2011 (devenu l’article 53) et dans ce cas les soumissionnaires pouvaient proposer des produits équivalents sans nécessairement affecter la comparabilité des offres », 
  2. soit « une telle interprétation n'est pas possible et dans ce cas la partie adverse ne pouvait attacher un caractère essentiel à une spécification contraire à la loi »[3].

Sous l’angle du principe de proportionnalité, le Tribunal de première Instance de Liège jugea que l’imposition aux soumissionnaires de détenir différents certificats attestant du respect de normes plus strictes que le label européen CE pour les portes et fenêtres  constitue une entrave disproportionnée, et partant illégale, à la concurrence et à l’égalité entre les soumissionnaires qui en est le corollaire[4]. Il ne s’agissait donc pas en l’espèce de vérifier la possibilité offerte au soumissionnaire de proposer une solution équivalente à celle prévue par le cahier spécial des charges mais de sanctionner purement et simplement une exigence qui, au regard des besoins de l’adjudicateur, était manifestement excessive.  

  • L’interdiction faite à l’adjudicateur de faire mention d'une fabrication, d’une marque ou d'un procédé particulier sauf lorsqu'il ne serait pas possible de fournir une description suffisamment précise et intelligible de l'objet du marché ou lorsqu'elle est justifiée par l'objet du marché : sur ce dernier point, le législateur de 2016 a pris la balle au bond et sanctionne l’adjudicateur qui braverait cette interdiction en autorisant expressément le soumissionnaire à présenter un produit ou un service équivalent et ce nonobstant l’absence d’autorisation explicite en ce sens[5]. S’agissant de la référence à un procédé particulier, le Conseil d’Etat s’est attaché à l’identification du besoin poursuivi par l’adjudicateur et conclut que « l'obligation de fournir un véhicule possédant une "direction hydraulique assistée à 4 roues directionnelles (commutables)" ne constitue pas, en soi, l'expression d'un "besoin" du pouvoir adjudicateur. Le pouvoir adjudicateur a, en l'espèce, "besoin" d'un véhicule capable de nettoyer ses voiries et possédant les caractéristiques techniques lui permettant de se mouvoir aisément dans celles-ci. Il apparaît donc bien que la partie adverse a, en réalité, imposé ce qui s'analyse comme un "procédé particulier", un moyen déterminé pour parvenir à la performance recherchée et satisfaire à son exigence fonctionnelle, sans laisser aux soumissionnaires la possibilité de présenter des offres reflétant la diversité des solutions possibles »[6].
     
  • L’équivalence de la solution proposée par le soumissionnaire : cette appréciation relève du pouvoir discrétionnaire de l’adjudicateur lequel veillera à se conformer aux obligations de motivation formelle et matérielle de l’acte d’attribution en indiquant les raisons ou non du rejet de la solution proposée par le soumissionnaire.

Sur impulsion du législateur et de la jurisprudence européenne, les règles propres aux spécifications techniques se sont donc précisées au fur et à mesure des nombreuses réformes législatives. Les références dans le texte même aux principes d’égalité et de concurrence ainsi qu’à la possibilité offerte à tout soumissionnaire de démontrer par tout moyen approprié l’équivalence de la solution proposée renforce l’accessibilité des opérateurs aux marchés. C’est plus que louable bien que les discussions risquent désormais de se concentrer sur le caractère équivalent ou non de la spécification technique proposée. Au débat juridique tiré de la formulation même de la spécification se substituera un débat technique quant à l’équivalence même d’un matériau, d’un produit, d’une fourniture ou d’un service.

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[1] A.DELVAUX, R.SIMAR, Le recours aux références et aux labels comme preuve de conformité des offres aux spécifications techniques dans le cadre des marchés publics, Entr & Dr., 2015/3, p.230.

[2] CJUE, arrêt du 10 mai 2012, C-368/10; CJUE, arrêt du 25 octobre 2018, C-413/17.

[3] C.E., arrêt n° 231.627 du 17 juin 2015.

[4] Civ. Liège, 22 décembre 2016, inédit, RG 15/4891/A. L’affaire traitait plus spécifiquement de l’imposition d’un label comme preuve des spécificités techniques exigées par les documents du marché.

[5] V.DOR, Article 53 – Spécifications techniques – Loi 17 juin 2016 – Marchés publics, commentaires par article, www.mercatus.be, 16 octobre 2017.

[6] C.E., arrêt n° 237.449 du 22 février 2017 ; voir également C.E., arrêt n°236.437 du 17 novembre 2016.