Les marchés «in house» et la coopération horizontale entre pouvoirs adjudicateurs sous l’angle de l’arrêt de la Cour de Justice du 22 décembre 2022

Droit de l'entreprise

Me Jean-Luc Teheux, avocat au barreau de Liège-Huy

Par une décision du 22 décembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a appréhendé une relation triangulaire entre pouvoirs adjudicateurs sous deux angles, l’in house conjoint et subsidiairement une éventuelle coopération horizontale. Elle en profite pour (re)préciser les conditions légales de contrôle analogue dans le premier cas et d’objectif commun dans l’autre. Profitons de ce nouvel éclairage de la Cour pour faire le point sur les contours de ces deux exceptions.

Origine de l’in house

Depuis près de 20 ans, le législateur et la jurisprudence se sont efforcés de baliser les frontières du champ d’application de la réglementation des marchés publics et, corrélativement, d’en définir de manière limitative les possibilités d’y échapper.  À l’origine, l’arrêt  TECKAL de la Cour de justice de l’Union européenne1 inaugure l’exception dite «in house» désignant une situation dans laquelle le pouvoir adjudicateur n’est pas soumis à l’application de la réglementation des marchés publics et aux contraintes de publicité lorsque l’attributaire du marché concerné peut être assimilé à un prolongement du pouvoir adjudicateur. 

Néanmoins, compte tenu du paysage pour le moins complexe des structures et ramifications des différentes autorités et, plus généralement, de la diversité des acteurs publiques  dans l’écosystème local, national et plus généralement européen, il était plus que fréquent que l’attributaire soit une entité juridiquement externe à celle du pouvoir adjudicateur. Différentes règles de nature prétorienne sont donc venues encadrer le recours à ces marchés d’opérations internes (dénommés « in house » ou encore en « quasi régie » en droit français). Elles ont été codifiées dans l’article 12 de la directive 2014/24 transposé dans l’article 30 de la loi du 17 juin 2016. L’une des conditions pour y recourir et partant échapper aux contraintes de passation repose sur l’exercice par le pouvoir adjudicateur sur l’attributaire2 d’un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services. Tel est le cas lorsque le pouvoir adjudicateur exerce une influence décisive, à la fois sur les objectifs stratégiques et sur les décisions importantes de la personne morale contrôlée. 

Le contrôle analogue est par ailleurs conjoint si la personne morale-attributaire est contrôlée par un ensemble de pouvoirs adjudicateurs qui peuvent lui confier directement des missions à titre onéreux.

L’in house et la notion de contrôle analogue

C’est dans ce contexte que l’arrêt du 22 décembre 2022 de la Cour de Justice de l’Union européenne revêt un intérêt certain.

Les faits à l’origine de cet arrêt sont les suivants : la SLSP SAMBRE & BIESME, dont les actionnaires principaux sont les communes de Farciennes et d’Aiseau-Presles, et la commune de FARCIENNES ont décidé d’unir leurs moyens pour créer un écoquartier à Farciennes regroupant environ 150 logements. À cette fin, ils décident de faire appel aux services de l’IGRETEC, bureau d’études et Intercommunale, pour suivre la mise en œuvre de leur projet. La commune de FARCIENNES fait partie des associés de l’Intercommunale et est dûment représentée dans son conseil d’administration. La SLSP SAMBRE & BIESME, en charge du suivi des marchés à mettre en œuvre, décide donc de ne pas mettre ce marché en concurrence en raison de la relation in house existant avec l'IGRETEC et de le lui attribuer directement. 

La SWL, en tant qu'autorité de tutelle, ne le voit pas de la même manière et annule cette décision. S’il apparaissait en effet que la commune de FARCIENNES était certes représentée au sein du conseil d’administration de l’IGRETEC, tel n’était pas le cas de son partenaire, la SLSP.  

L’originalité de la problématique ne résidait néanmoins pas dans le défaut de représentation directe de la SLSP au sein de l’IGRETEC, ce qui somme toute était incontestable, mais dans la double qualité que revêtait le conseiller communal de la commune de FARCIENNE qui siégeait au conseil d’administration de l’IGRETEC, mais était également administrateur de la SLP SAMBRE & BIESME.

C’est dans ce contexte que le Conseil d’Etat, saisi de deux recours en annulation, a posé à la Cour de Justice de l’Union européenne plusieurs questions préjudicielles, l’une d’elles ayant trait à l’existence ou non, dans une telle configuration, d’un contrôle analogue exercé par l’un des pouvoirs adjudicateurs non directement représenté dans les organes décisionnels de l’attributaire sur ce dernier.

La Cour de Justice rejettera la qualification d’in house conjoint estimant que le conseiller communal de la commune de FARCIENNES ne siège au conseil d’administration de l’IGRETEC qu’en cette qualité. Quand bien même il serait administrateur de la SLSP SAMBRE & BIESME, cela ne suffit pas à démontrer qu’il exerce une influence décisive, à la fois sur les objectifs stratégiques et sur les décisions importantes de la personne morale contrôlée (l’IGRETEC). 

La coopération entre pouvoirs adjudicateurs et la communauté d’objectifs

Sur interpellation du Conseil d’Etat, la Cour de Justice de l’Union européenne vérifiera également si la relation entre l’IGRETEC et la SLSP  SAMBRE & BIESME ne pourrait relever de l’exception de la coopération publique entre pouvoirs adjudicateurs formalisée dans l’article 12 § 4 de la directive transposé en droit belge dans l’article 31 de la loi. Une telle coopération n’exige en effet  aucun contrôle analogue  d’une entité sur l’autre. Par contre, il est nécessaire que le marché établisse ou mette en œuvre une coopération dans le but de garantir que les services publics, dont ils doivent assurer la prestation, sont réalisés en vue d'atteindre les objectifs qu'ils ont en commun.

Dans une jurisprudence antérieure, la Cour avait notamment insisté sur la dimension  intrinsèquement collaborative que devait revêtir une telle coopération. La préparation d’un accord de coopération présuppose ainsi que les entités du secteur public qui envisagent de conclure un tel accord définissent en commun leurs besoins et les solutions à y apporter. Il s’agit de la différence avec la passation d'un marché public ordinaire dans laquelle la phase d'évaluation et de définition des besoins est, en règle générale, unilatérale, le pouvoir adjudicateur se contentant, en effet, de lancer un appel d'offres mentionnant les spécifications qu'il a lui-même arrêtées3

Dans son arrêt du 22 décembre 2022, la Cour rappelle cette nécessaire dimension collaborative, mais insiste surtout sur la communauté des objectifs que les entités coopérantes entendent mettre en œuvre estimant qu’elle « fait défaut, lorsque, par l'accomplissement de ses missions, au titre du marché public concerné, un des pouvoirs adjudicateurs ne cherche pas à atteindre des objectifs qu'il partagerait avec les autres pouvoirs adjudicateurs, mais se limite à contribuer à la réalisation d'objectifs que seuls ces autres pouvoirs adjudicateurs ont en commun. » 

Dans ce contexte, si la mission d’études et d’assistance confiée à IGRETEC par la SLSP Sambre & Biesme et la commune de FARCIENNES  participe certes  de la réalisation de leur projet commun de création d’un écoquartier à Farciennes, elle ne constitue pas en elle-même un objectif poursuivi par l’IGRETEC et ne répond dès lors pas aux conditions de l’exception prévue par l’article 12 § 4 de la directive.


Cet arrêt confirme le courant jurisprudentiel initié par la Cour mettant particulièrement l’accent sur l’exercice par l’entité contrôlante d’un pouvoir de contrôle structurel et fonctionnel effectif sur l’attributaire. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que la possibilité d’un contrôle indirect par l’un des pouvoirs adjudicateurs sur l’attributaire ne réponde pas à de telles caractéristiques nécessaires à l’existence d’un contrôle analogue.
Sous l’angle de l’exception de la coopération, il est parfaitement compréhensible de distinguer l’objectif poursuivi de sa concrétisation, l’attributaire n’étant pas, par sa participation au marché et sa qualité d’acteur public (en l’espèce une intercommunale), systématiquement mû par les mêmes intentions que ses cocontractants.  En d’autres mots, dès lors que le marché, comme en l’espèce, a pour objet l’acquisition d’une prestation moyennant le versement d’une rémunération, l’on ne peut justifier d’une coopération entre pouvoirs adjudicateurs. La réglementation des marchés publics reprend donc ses droits ce qui, in casu, s’inscrit adéquatement dans le paradigme concurrentiel et égalitaire4.

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1 CJCE, 18 novembre 1999, Teckal Srl c/ commune de Viano, Azienda et Gas-Acqua Consorziale (AGAC) di Reggio Emilia, aff. C-107/98

2 A titre exceptionnel, un marché in house peut être contractualisé entre deux sociétés sœurs contrôlées par la même autorité, l’attributaire n’est donc pas dans cette hypothèse l’entité contrôlée par le pouvoir adjudicateur.

3 CJUE (9e ch.) n° C-429/19, 4 juin 2020 (Remondis GmbH /Abfallzweckverband Rhein-Mosel Eifel)

4 Expression reprise d’ALDurviaux, «Les relations « in house » : un pas de plus dans une direction délicate (obs. sous C.J.C.E., 11 mai 2006, Carbotermo, aff. C-340/04, concl. C. Stix-Hackl).», Cahiers de Science politique [En ligne], Cahier n°14, URL : https://popups.uliege.be/1784-6390/index.php?id=290.